La fondation d’une utopie
Note d'intention
Citations
Évelpide et Pisétaire fuient Athènes gangrenée par la corruption, les procès et les démagogues. Guidés par un choucas et une corneille au milieu d’une nature sauvage, ils arrivent chez La Huppe, homme devenu oiseau, qui convainc son peuple adoptif de l’intérêt d’accepter parmi eux les deux Athéniens. Ceuxci proposent, en effet, de rendre à la gent ailée le pouvoir que lui ont volé les dieux. Ainsi est fondée, entre terre et Olympe, Coucouville-les-Nuages, cité dont la situation idéale permet d’assujettir les hommes et de profiter des fumets sacrificiels destinés aux dieux. Affamés et victimes de la démesure des hommes, les dieux de l’Olympe sont déchus. Les candidats à la citoyenneté affluent bientôt mais séduits par le profit au détriment du salut conféré par les ailes, ils sont refoulés. Vient ensuite Iris, dépêchée auprès d’Évelpide par les dieux bien décidés à récupérer le pouvoir sur ces volatiles qui ressemblent étrangement aux Athéniens et sur ces hommes qui rêvent de vivre tels des oiseaux…
« Tenez, chers spectateurs, imaginez que l’un de vous ait des ailes », suggère le Coryphée. Représentez-vous aussi un monde idéal, calqué sur la ville de Coucou-les-Nuées décrite par Aristophane dans Les Oiseaux et revue par Alfredo Arias. Deux femmes, Camarade Constance et Belle Espérance, déçues par les humains, décident de rejoindre La Huppe parmi les oiseaux - moineaux Scapin, corbeaux Harpagon… – pour la convaincre de fonder ensemble une cité, Coucou-sur-scène, située place Colette, face à la Comédie-Française. Intermédiaires obligés entre les hommes et les dieux, les « comédienzeaux » sont rois. Ils affament et assujettissent les puissants, « XXL des stratosphères » plus puissants encore que « Lui », non pas en les privant des fumets sacrificiels destinés aux dieux mais en perturbant l’importation des viandes hachées. La guerre avec les XXL est déclarée tandis qu’afflue sur la place du théâtre de Coucou-sur-scène, une nuée d’immigrants que les contrôleurs du ciel, en dépit de leurs ailes, ne peuvent maîtriser…
Traduction, adaptation et mise en scène d’Alfredo Arias.
Texte publié à L’avant-scène théâtre, parution en avril 2010.
Avec les élèves-comédiens de la Comédie-Française.
Le poète athénien (environ 445-385 av. J.-C.) donne ses lettres de noblesse à la comédie, née des processions dionysiaques et inscrite aux concours dramatiques depuis 486 av. J.-C. Parmi la quarantaine de pièces connues de lui dans l’Antiquité, onze nous sont parvenues intégralement. Les travers de la société et l’aspiration à la paix sont, pour ce témoin de la guerre du Péloponnèse, une préoccupation récurrente. La réputation sulfureuse de son théâtre due à ses propos parfois obscènes néglige souvent la verve poétique de son écriture qui donne la parole aux êtres imaginaires, dieux, guêpes, grenouilles et oiseaux. Considérée comme son chef-d’oeuvre, la comédie Les Oiseaux mêle au grotesque et à l’absurdité des situations, un univers poétique et fantaisiste qui, par un subtil glissement sémantique fait du ciel, axe du monde (polos), la nouvelle cité (polis). Vingt-six siècles plus tard, la célèbre cité des oiseaux s’installe devant le Palais-Royal place Colette.
À la Comédie-Française, après La Ronde de Schnitzler (1987), Arias adapte, pour leur entrée au répertoire, Les Oiseaux en les ancrant dans la « réalité immédiate » selon sa propre interprétation de la cité utopique. Parce que pour lui cette cité est le théâtre et en particulier la Comédie-Française, c’est devant sa façade reconstituée sur le plateau de la Salle Richelieu que l’imaginaire merveilleux d’Aristophane, servi par celui d’Arias, prendra son envol.
Florence Thomas, mars 2010
La modernité d’Aristophane et la nécessité d’une adaptation
Lorsqu’on lit les différentes versions des Oiseaux d’Aristophane publiées aujourd’hui, ce n’est
pas sa modernité qui apparaît d’emblée bien que ses propos restent très actuels. Sa
modernité doit plutôt être le fruit du travail du metteur en scène. Comme en archéologie, il
faut dégager différentes couches pour en tirer l’essentiel. Il nous faut écarter les références à
l’actualité historique du texte pour pouvoir trouver des questions qui entrent en résonance
avec notre propre réalité. Le vif intérêt qu’Aristophane portait à ses interlocuteurs - auxquels
il commentait la politique, la réalité sociale et culturelle du moment - est perceptible dès la
première lecture des Oiseaux. On imagine le spectateur amusé et réagissant à ce qu’il venait
de voir.
Le sujet essentiel de la pièce, à savoir la fondation d’une utopie, apparaît lors d’une lecture plus approfondie. La pièce débute par une fuite ; pour fuir une société pervertie par une justice et des impôts iniques, les personnages arrivent dans le monde des oiseaux. L’idée de fonder une cité, ou plutôt d’instaurer une frontière avec les dieux, va alors progressivement germer. Personnellement, j’interprète cette frontière comme une barrière entre le pouvoir et les citoyens afin que les hommes s’adressent au pouvoir différemment. D’ailleurs, il existe des formations politiques tentant d’instaurer des barrières ou de bousculer les habitudes pour envisager différemment les rapports entre les pouvoirs et les peuples.
Aristophane a situé l’intrigue à Athènes, dans sa propre réalité, ce que j’ai fait à mon tour. À mon avis, les comédies doivent être traitées comme un puzzle, c’est-à-dire qu’il faut les recomposer, les retravailler... À l’inverse des tragédies qui sont, pour moi, de grandes architectures conçues selon des mécaniques parfaites. Par conséquent, pour monter une comédie, je pense qu’il faut un point de vue beaucoup plus personnel. Il n’est pas nécessaire de monter la pièce comme une lointaine reconstitution de l’Antiquité. Si elle nourrit notre réflexion sur le monde d’aujourd’hui, elle remplit sa fonction. En l’occurrence, Les Oiseaux amènent à réfléchir sur les pièges et les possibilités de l’utopie. Pour moi, le constat est assez amer, les personnages qui inspirent cette utopie étant rattrapés par l’exercice du pouvoir. Plutôt que de me contenter d’une sorte de contemplation en montrant, comme derrière une vitre, la pensée d’Aristophane dans l’Athènes du Ve siècle − ce qui est aussi intéressant −, j’ai donc essayé de l’aborder directement en donnant à voir ma propre interprétation de la métaphore des oiseaux.
La métaphore théâtrale et le lien entre le pouvoir et le théâtre
Comme Aristophane traite d’une réalité immédiate, je voulais faire de même en situant sa
pièce dans la réalité d’aujourd’hui. En sortant de la Comédie-Française, sur la place Colette,
je me suis demandé si Les Oiseaux ne reproduisaient pas le monde du théâtre, avec toute la
marginalité que cela peut représenter dans la société même si, dans une certaine mesure, le
théâtre peut participer au débat politique. La pièce a un côté redoutable : on ignore si
l’homme instrumentalisera la pureté des oiseaux ou s’il croit vraiment en eux. Comme le
théâtre doit, à mon avis, préserver les rêves et la réflexion, j’ai souhaité protéger leur pureté
et leur donner une dignité.
Comme je vois dans le monde des oiseaux une métaphore du théâtre et dans leur langue une métaphore de la poésie même, j’ai eu l’idée de charger les comédiens du Théâtre-Français d’incarner ces oiseaux. Si bien que, dans ma version, à chaque oiseau est attaché un grand rôle du répertoire. Quant au choix de transposer la pièce sur la place Colette, il découle de la métaphore et des circonstances.
Si j’avais mis en scène la pièce dans un autre théâtre, j’aurais situé l’action dans celui-ci mais le fait que ce soit à la Comédie-Française, rend la métaphore, je pense, d’autant plus forte. Ce théâtre est le plus lié aux fastes de la République et, d’une certaine manière, au pouvoir. Il représente une partie de la culture française. Le décor reconstitue donc partiellement la place Colette qui devient la frontière entre le monde des hommes et des dieux. Les deux mondes n’étant pas opposés, cette frontière est davantage une limite conceptuelle. Une fois ces mondes séparés, arrivent des personnes qui veulent profiter de cette nouvelle société et imposer un comportement déjà révolu. Mais ce monde n’est pas étanche, des gens transgressent ses limites : Prométhée trahit le pouvoir, des ambassadeurs viennent négocier la paix, etc. Pour cette histoire de création d’une utopie, dont Aristophane montre les différentes étapes, la morale est que le personnage qui en est à l’origine récupère finalement le pouvoir…
L’esthétique poétique et musicale des Oiseaux
La musique n’est pas nécessaire à tout spectacle. Elle dépend de l’écriture et n’est qu’une
conséquence que j’intègre à un discours pour en obtenir un autre ou lui donner de
l’épaisseur. Mais dans Les Oiseaux, les parties musicales sont inscrites dans le texte.
Certaines adaptations ignorent cependant le choeur, le rapport entre les parties dialoguées et
chantées. Des études ont été publiées sur la musique dans les pièces d’Aristophane et de
grands compositeurs ont travaillé pour Les Oiseaux comme Walter Braunfels, Manos
Hadjidakis. Stevenson a écrit une partition pour Les Grenouilles. Le théâtre d’Aristophane est
une vraie source d’inspiration musicale. Bruno Coulais qui aime explorer différents styles −
ce que lui permet le cinéma − compose une musique à partir des intentions du choeur qu’on
a définies : l’expression d’un sentiment, un envol poétique…
Le choix du costumier reposait aussi sur sa sensibilité poétique. Comme les personnages des oiseaux sont vêtus de costumes faisant référence au répertoire théâtral, je souhaitais un costumier qui possède un vrai sens poétique et qui connaisse le théâtre. Françoise Tournafond est la personne idéale qui a aussi de l’humour, de la fantaisie et de l’expérience. Les costumes devraient refléter la part de fantastique contenue dans la pièce.
Dans le projet qui avait été initialement proposé à Luca Ronconi, rien n’avait été défini, si ce n’est la distribution que j’ai respectée. L’idée était d’attribuer des rôles masculins à des comédiennes. J’ai accepté non seulement parce qu’elles sont magnifiques mais aussi parce que la vivacité de ces personnages féminins permet d’envisager parfaitement la question d’une nouvelle société et des limites du pouvoir.
Alfredo Arias, mars 2010
propos recueillis par Florence Thomas, archiviste-documentaliste à la Comédie-Française.
Rencontre avec la Huppe
CAMARADE CONSTANCE
Cette place, c’est le pivot autour de quoi tout tourne : on l’appelle aujourd’hui la place du
Théâtre des Opérations. Et une fois que vous l’aurez habitée et consolidée, la place
deviendra un vrai espace politique. Vous commanderez non seulement aux hommes, mais
aussi aux sauterelles. Et les puissants actuels, c’est par la famine que vous les tiendrez !
LA HUPPE
Comment ça ?
CAMARADE CONSTANCE
Cet espace théâtral est bien une zone intermédiaire entre les citoyens et ceux qui nous
gouvernent, je pense ! Alors, tout comme on nous demande nos papiers à la frontière, vous
allez pouvoir réclamer une taxe chaque fois qu’un homme politique voudra s’adresser à un
citoyen.
Lors de l’apparition de la Rossignole
LE CORYPHÉE
Au commencement régnaient le Vide et la Nuit. Ni la Terre, ni l’Air, ni le Ciel n’existaient
encore. Dans la profondeur des Ténèbres, la Nuit aux ailes noires enfanta un oeuf d’où est
sorti, ailé d’or, Éros, le désir. C’est lui qui s’unit, dans un éclair, au vide volatile dans la vaste
Ténèbre : il fit éclore notre race et son verbe tragi-comique et nous poussa vers les lumières
de la rampe ! C’est ainsi que nous sommes les plus anciens de tous les bienheureux.
Oui, nous appartenons à la race d’Éros et en donnons bien des preuves : voyez l’appui que
nous apportons à ceux qui s’aiment et tous les drames que nous leur avons dédiés !
Constance et Méton
CAMARADE CONSTANCE
Je t’aime bien, alors un conseil, file sans demander ton reste.
MÉTON
On court un danger par ici ?
CAMARADE CONSTANCE
Oui, on traque les immigrés, il y a un climat pourri ; les coups pleuvent sur toute la ville.
MÉTON
C’est la guerre civile ?
CAMARADE CONSTANCE
Pas le moins du monde !
MÉTON
Alors, explique-moi ce qui se passe.
CAMARADE CONSTANCE
On a décidé, comme un seul homme, d’en finir avec les charlatans !
Retour du choeur et du Coryphée
Chers spectateurs, nous voulons vous glisser un petit mot sur notre concours de comédie :
des cadeaux vous sont promis, si vous votez pour nous. Nous prodiguerons à tous des
présents qui dépasseront, et de bien loin, ceux dont fut comblé le Président de notre
République. D’abord : les chouettes-Juliettes porte-bonheurs feront leur nid dans vos
tirelires. Elles viendront pondre et couver des nouvelles richesses. Et puis, vos maisons
seront comme dans les palais couronnées d’ailes d’Aiglon. Et si vous est échue la possibilité
de grappiller du fric, nous vous mettrons en main un petit moineau Fantasio très malin.
Mais si vous ne votez pas pour nous, nous nous vengerons et vous serez couverts du caca de
tous les oiseaux du ciel.
Les ambassadeurs
CAMARADE CONSTANCE
Vraiment ? Finalement n’auriez-vous pas plus de pouvoir si les Oiseaux-comédiens
dirigeaient le monde ici bas ? À présent, protégés par les nuages qui vous séparent d’eux, les
citoyens d’en bas peuvent vous narguer sans problème, mais si les volatiles deviennent vos
alliés, ils s’abattront sur les plus récalcitrants de vos sujets et leur feront sauter un oeil d’un
coup de bec !
Final
LE CHOEUR
Rappelle aux plus grands rois que rien n’est éternel.
Que les plus grands pouvoirs sont bien les plus fragiles.
Que la peur de la fin est un rappel utile.
Place Colette 75001 Paris