« Alors ils entrent. On ne sait pas ce qu’ils veulent exactement, ce qu’ils cherchent, les risques qu’ils prennent, on sait juste que la peur s’est insinuée en eux et que lorsque la peur s’en mêle la violence peut être un bon remède, un remède convenable, une manière de renvoyer la peur dans l’autre camp et de la dominer, de l’oublier, de faire comme si elle n’était pas déjà là, de l’ignorer. On ignore la peur. » (extrait de Les félins m’aiment bien, scène II)
Une menace mystérieuse
« Juste avant de répéter Les félins m’aiment bien »
Réflexions annexes
Scène, laboratoire, machine
La presse
Alain Ollivier a découvert cette pièce à la faveur d’un article paru dans Le Monde des livres. « Je l’ai lue, dit-il. J’ai été stupéfait par la sûreté de la composition et le caractère inhabituel de l’inspiration. » Il y voit « un conte cruel, traité avec sensualité et une certaine qualité d’humour ». Pour lui, l’axe central de l’œuvre se trouve « dans l’impuissance de la fonction paternelle ».
Les félins m’aiment bien met en scène six personnages : deux couples d’amoureux (Balthazar et Marianne, Roland et Cérès), les membres d’une famille (Alix et Nestor, respectivement sœur et père de Balthazar). Ces personnages vivent ensemble dans la même maison qu’ils ne quittent jamais et qu’ils paraissent d’ailleurs incapables de quitter. Ils y forment une sorte de communauté séparée du monde extérieur et sans aucun contact avec lui.
Lorsque la pièce commence, une menace mystérieuse pèse sur la maison et ses occupants. Alix et Balthazar, le frère et la sœur, évoquent en effet un puma qu’il s’agit alternativement d’attacher et de détacher. Cette scène, à la fois bizarre et récurrente ainsi que la présence invisible de cette bête dont on ne sait jamais si elle existe ou pas, font naître l’inquiétude, le doute, la peur. Les personnages, exposés à un péril sourd, effrayant et diffus, qu’ils ne peuvent pas nommer, perdent les repères qu’ils possédaient jusque-là et qui leur permettaient à la fois de vivre en harmonie les uns avec les autres et de définir à leurs propres yeux leur identité. Le fragile matériau dont leur humanité est faite se fissure peu à peu, laissant apparaître l’obscur de la passion et du désir animal.
En s’affranchissant des conventions familiales, sociales et sexuelles sans lesquelles une société ne peut fonctionner, les personnages de cette pièce s’affrontent violemment et mettent en danger leur personne. Bien qu’ils maîtrisent parfaitement le langage, ils évoluent dans un univers étrange et inquiétant, fait de gestes sauvages, de tentations criminelles, de paroles rageuses, de mots d’amour, où la psychologie a laissé place à l’expression brutale des pulsions. Fantasmes et appétits inavoués se libèrent et se montrent dans leur nudité la plus littérale et la plus crue.
La pièce montre ainsi ce qu’habituellement on ne montre pas : elle fait advenir sur scène ce qui habituellement est enfoui dans le plus profond des consciences ; elle révèle ce qui habituellement reste caché. Le spectateur, placé au cœur de l’inexplicable, éprouve un malaise indéfinissable. Désorienté, il a le sentiment d’être plongé dans un univers sans aucun doute très réglementé mais dont toutes les règles lui échappent. Tout se passe comme s’il assistait à la mise en place d’un jeu, aussi cruel que macabre, avec ses gagnants (mais que gagne-t-on ?) et ses perdants (mais que risque-t-on ?), un jeu dont les modes de fonctionnement, le sens et le but demeurent énigmatiques.
Dans cet instant où, avant d’en commencer les répétitions, j’ignore presque tout de Les félins m’aiment bien, pour n’en percevoir que ce que les lectures m’en ont rendu sensibles - comme ces paysages inconnus que l’on embrasse du regard à l’horizon - quand les voix et les incarnations des acteurs vont me la faire entendre mot à mot et de l’intérieur, oui ! Je ne me reconnais le droit d’aucun commentaire. Simplement ceci : j’aime cette pièce.
Quoique son auteur semble s’en défier, Les félins m’aiment bien est une action dramatique d’ordre symbolique. On perdrait donc son temps à tenter de cerner un message ou un épilogue. Pour cela, elle n’en est pas moins pensée.
Sans plus s’y attarder, on peut cependant avancer une analogie. Les félins … sont animés par une utopie (« On jouera à se défaire de soi, c’est un jeu exigeant, comique, fatal, on échangera nos personnalités, nos sexes… »), comme une utopie fait l’action dramatique de L’Ile des esclaves ou de L’Ile de la raison. Et c’est en cela que le mouvement qui conduit la pièce à sa résolution est d’ordre symbolique.
De cela, il faut se réjouir, aujourd’hui que la scène ne redoute pas de se livrer corps et biens au vérisme et à sa figuration hyper-réaliste sans souci da la régression qui s’en suit.
Laissons les voix seules des félins… parvenir à l’oreille de ceux qui voudront bien s’y reconnaître. Laissons au seul pouvoir de la pièce le soin de bâtir son histoire avec le public.
Alain Ollivier, Octobre 2004.
« Je crains que les animaux ne considèrent l’homme comme un être de leur espèce qui a perdu le bon sens animal de la plus dangereuse façon, - comme étant l’animal extravagant, l’animal hilare, l’animal larmoyant, l’animal voué au malheur. »
F. Nietzsche « 224. Critique des animaux »,
Le gai savoir, trad. P. Klossowski, 10/18, 1981
« Quand j’y songe, il me faut dire qu’à maints égards, mon éducation m’a causé beaucoup de tort. Ce reproche s’adresse à une foule de gens, à savoir mes parents, quelques membres de ma famille, certains habitués de notre maison, divers écrivains, une cuisinière bien précise qui m’a conduit à l’école pendant un an, tout un peuple de maîtres (que je suis obligé de comprimer très étroitement dans mon souvenir, sinon il m’en échappe quelques-uns ça et là ; mais comme je les ai comprimés trop fort, voilà que leur bloc s’effrite à nouveau par places), un inspecteur scolaire, des passants qui marchaient lentement, bref, ce reproche se glisse comme un poignard à travers toute la société et, je le répète, personne, malheureusement personne ne peut être sûr que la pointe du poignard ne va pas surgir brusquement devant, derrière ou sur le côté. Je ne veux entendre aucune objection à ce reproche, j’en ai déjà entendu beaucoup trop et comme, de plus, j’ai été réfuté dans la plupart des objections, je les inclus dans mon reproche et je déclare qu’à maints égards, mon éducation et cette réfutation m’ont causé beaucoup de tort. »
Kafka, Journal, 17-18 mai 1910,
traduction Marthe Robert, Éditions Gallimard.
Les Félins m’aiment bien raconte la trajectoire de six personnages qui forment une drôle de famille. Balthazar est l’amant de Marianne. Roland est l’amant de Cérès. Alix et Nestor sont respectivement la sœur et le père de Balthazar. Les noms des personnages rappellent la mythologie (Cérès), la Bible (Balthazar) ou l’épopée (le Roland de La Chanson de Roland…), univers hétérogènes et anciens qui ici se croisent et se combinent pour figurer un espace (le château où se déroule la pièce) dont la réalité et l’unité sont incertains. Ces noms, anachroniques et décalés, nous renvoient au roman, à la comédie, au marivaudage amoureux, indiquant d’emblée que le monde dans lequel nous entrons comme par effraction, est un monde à côté du monde, un monde de jeux, de déguisements, de fantaisie, d’images multiples et dispersées.
Ce décalage entre le monde du spectateur et le monde représenté n’est pas seulement affaire de noms, mais aussi de langue. Les personnages parlent bien notre langue, mais d’une manière autre, ils répètent, ils scandent, ils ressassent, de sorte que leurs conversations sonnent à la fois comme familières et insolites. Il y a une pulsation, un rythme particulier de leur discours, un usage systématique de la formule qui éloignent ces êtres de nous, du rôle que nous attribuons habituellement à la parole, du sens que nous lui donnons. Car les personnages qui évoluent sous nos yeux ne parlent pas seulement pour informer, mais aussi pour invoquer, faire advenir et ritualiser les échanges. La parole y est à la fois une activité ludique et magique. Et de fait, c’est bien à une cérémonie que nous sommes conviés au début de la pièce, mais une cérémonie énigmatique, dont la réalité est douteuse, non assurée, non tangible, dont la répétition et les diverses variations demeurent inexplicables, contribuant à l’atmosphère d’inquiétante étrangeté qui règne sur la scène.
La présence de figures bizarres et silencieuses, accomplissant des actions parallèles aux actions des personnages, les soutenant ou s’opposant à eux, participe à la perte de repères stables auquel le spectateur est soumis. Ces figures, témoins, spectres, doubles ou miroirs, adoptent des postures de plus en plus menaçantes et investissent peu à peu l’espace scénique jusqu’à prendre entièrement la place des personnages. Métamorphiques et obsédantes, elles incarnent les mutations incessantes, les désirs informulés, cette part obscure et animale qui nous habite et qui, si elle n’est pas jugulée, peut envahir notre individu tout entier.
L’introduction d’un élément étranger (le puma, nommé dès le début de la pièce) fait vaciller l’organisation des relations, grippe la machine familiale, fait surgir en chacun des personnages des désirs et des pulsions jusque là contenues. Exposés à un péril sourd, effrayant et diffus qu’ils ne peuvent pas nommer, les personnages perdent les repères qu’ils possédaient jusque-là et qui leur permettaient à la fois de vivre en harmonie les uns avec les autres et de définir à leurs propres yeux leur identité. Le fragile matériau dont leur humanité est faite se fissure, laissant apparaître l’obscur de la passion et du désir animal. La petite communauté est alors désunie parce que chacun de ses membres se met à exprimer violemment ce qu’il n’avait jamais exprimé, parce que les tabous sont levés, parce que les interdits sont écartés ou provisoirement oubliés.
La pièce raconte donc l’histoire d’une famille au moment où chacun de ses membres se met à exister (ou cherche à exister) aux dépens du groupe : ou comment une famille, confrontée à la nécessité d’évoluer, préfère se dévorer elle-même et se dissoudre entièrement plutôt que de tenter de changer. Et de fait, ces six personnages, qui, pour vivre ensemble, ont sans doute dû abandonner une part d’eux-mêmes, découvrent qu’il est très difficile voire impossible de changer les règles du jeu sans mettre en péril l’existence même du groupe. Car en s’affranchissant des conventions familiales, sociales et sexuelles sans lesquelles une société ne peut fonctionner, ils mettent en danger à la fois leur personne et le groupe auquel ils appartiennent. Alors surgissent toutes sortes de questions, dont les réponses sont souvent surprenantes ou extrêmes : comment vivre ensemble ? peut-on être soi-même quand on vit en famille et si oui à quelles conditions ? De quoi est faite notre humanité ? Comment exprimer ses désirs ? Y a-t-il un risque à se laisser aller à ses pulsions ? Que faire de la part animale qui est en chacun de nous ?
Les félins m’aiment bien est donc à la fois une comédie et une farce macabre. Les personnages se déguisent, échangent leurs rôles, jouent à s’effrayer l’un l’autre avec légèreté, dans une sorte de ballet festif et joyeux. C’est la part comique de la pièce. Mais ce qu’on joue peut déteindre sur ce qu’on est, la cruauté s’immiscer dans le rire, l’horreur prendre la pas sur le divertissement. Là commence le vacillement et la peur. Le spectateur, placé au cœur de l’inexplicable, éprouve un malaise indéfinissable. Désorienté, il a le sentiment d’être plongé dans un univers sans aucun doute très réglementé mais dont toutes les règles lui échappent. Tout se passe comme s’il assistait à la mise en place d’un jeu, drôle, cruel ou mortel, avec ses gagnants (mais que gagne-t-on ?) et ses perdants (mais que risque-t-on ?), un jeu dont les modes de fonctionnement, le sens et le but demeurent énigmatiques. Le spectateur hésite donc, il ne sait pas où il est, il ne sait pas qui dit vrai, qui ment, qui tient les ficelles, qui est victime, qui est bourreau. Curieux et incertain, il avance en aveugle jusqu’au terme parce qu’il croit que le dénouement est une fin.
Mais il n’y a pas de sens caché à découvrir, il n’y a pas de révélation, pas de coupable, pas de meurtrier. Il ne s’agit pas ici d’une enquête, encore moins d’une allégorie ou d’un symbole car il y faudrait du caché, du sous-entendu, du double sens. Rien de tel dans Les Félins m’aiment bien. Au contraire, tout y est à découvert. Fantasmes et appétits inavoués se libèrent, et ce qui est généralement masqué par la civilité, la politesse et toutes sortes de règles sociales s’expose en pleine lumière. La pièce montre ce qu’habituellement on ne montre pas : elle fait advenir sur scène ce qui habituellement est enfoui dans le plus profond des consciences ; elle révèle ce qui habituellement reste caché.
Les félins m’aiment bien propose en fait une expérience : que se passe-t-il quand des gens qui vivaient tous ensemble sans contact avec l’extérieur s’affrontent à quelque chose d’inconnu et de non familier ou pour le dire autrement : que se passe-t-il si on introduit dans une machine assez bien huilée un grain de sable qui dérègle son fonctionnement ? C’est l’auteur, tel un scientifique ou un chercheur, qui prépare et organise cette expérience, expérience dont il a mesuré les paramètres mais pas forcément les conséquences. C’est le spectateur qui, tel un voyeur, observe les attitudes, états d’âme et résistances de personnages travaillant comme ils peuvent à réparer la machine - ou à la détruire totalement.
Olivia Rosenthal
"Olivia Rosenthal, l'écriture de la transgression
Dans son livre Les Fantaisies spéculatives de J. H. le Sémite, celle qui a grandi dans une famille "juive assimilée" prête à son héros humour et irrévérence pour aborder le sujet de l'appartenance à une communauté. A 39 ans, Olivia Rosenthal a déjà publié cinq romans, et le sixième,
Les Fantaisies spéculatives de J. H. le Sémite, doit paraître le 14 janvier, ainsi que sa première pièce de théâtre,
Les félins m'aiment bien. Chaque livre est une nouvelle expérience : la romancière aime à brouiller les pistes, à prendre la tangente. Des définitions, des identités figées, elle se méfie, préférant les métamorphoses, les chemins de traverse (..)"
Catherine Bédarida, Le Monde, 30 décembre 2004
"Une jungle troublante.
Envoûtement. Dès que l'on pénètre dans la grande salle du Théâtre Gérard Philipe, on est sous le charme d'une scénographie très belle, d'un dispositif très élégant, plan incurvé gris pâle sur lequel les interprètes pénètrent par les côtés, à cour comme à jardin, et, au fond, montant à l'assaut des murs décrépis de l'ancienne salle derrière la claustra grise qui ferme en partie l'espace vers le haut, les feuilles immenses d'une jungle à la Douanier Rousseau qui bruisse, séduisante comme éden et inquiétante comme jardin des supplices (...)"
Armelle Héliot, Le Figaro, 04 janvier 2005
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Voiture : Depuis Paris : Porte de la Chapelle - Autoroute A1 - sortie n°2 Saint-Denis centre (Stade de France), suivre « Saint-Denis centre ». Contourner la Porte de Paris en prenant la file de gauche. Continuer tout droit puis suivre le fléchage « Théâtre Gérard Philipe » (emprunter le bd Marcel Sembat puis le bd Jules Guesde).