De la domination dans les rapports humains
Une oeuvre sans complaisance
Les personnages
Les intentions
Notes de Fassbinder
Styliste de mode réputée, Petra von Kant vit en femme libre et indépendante, assistée de Marlène, qui est à la fois sa secrétaire, sa dessinatrice, sa bonne à tout faire, entièrement soumise. Petra tombe folle amoureuse de Karin, jeune prolétaire dont elle décide de faire son mannequin-vedette. Marlène observe en silence la passion de sa patronne se transformer en jalousie maladive…
Chez Fassbinder, les comportements intimes sont toujours inextricablement liés à des fonctionnements sociaux. Et, si l'on ne quitte pas le verni confortable de l'appartement bourgeois de Petra, le huis clos va se révéler le point de focalisation des troubles qui agitent la société : asservissement, domination, luttes de classes et d'influences, bien masqués sous le vocabulaire de la passion. Pourtant, les rapports de domination vont s'inverser : la supériorité culturelle et sociale de Petra s'annule dans son besoin effréné d'amour et de dépendance. Une fois de plus, chez Fassbinder, sous les atours du mélodrame, se fait jour une structure logique complètement implacable : les personnages valent pour eux-mêmes mais aussi pour ce qu’ils représentent. S’ils se croient libres de leurs actes, les conséquences de leurs gestes sont presque toujours conditionnées par leur milieu d’origine.
La force de l’écriture de Fassbinder est de faire passer une pensée extrêmement puissante, une vision hautement conflictuelle des rapports humains dans une langue commune, quotidienne, à travers une forme de mélodrame psychologique qui flirte avec le mauvais goût, voire le ridicule. Pourtant, il parvient à transcender systématiquement cette forme apparemment triviale en ne craignant pas l’excès. Fassbinder n’est pas de mauvais goût, il fait exploser la notion même de bon goût. A la manière de son héroïne qui fait exploser le carcan social qui l’empêche d’exister.
Il y a (au moins) deux histoires dans cette pièce : celle où Petra se libère progressivement des conventions bourgeoises, de sa famille, de sa vision romanesque de l'amour dans une scène où, l'alcool aidant, elle s'affranchit de tout pour s'effondrer, épuisée mais apaisée. Et l'autre, où les personnages reproduisent leurs erreurs d'une histoire à l'autre confondant l'amour et la possession, le désir et la dépendance. "Qui aime joue perdant" dans ce jeu de dupes où l’on n'apprend jamais de ses expériences : il n'y a de rapports humains que de domination et aspirer à autre chose relève de la naïveté ou de l'aveuglement.
C’est le départ de Marlene qui donne la clé de la pièce, départ que Fassbinder a montré dans son film mais qui n’apparaît pas dans le texte écrit et que l’on devrait deviner, tant la pièce est structurée comme une chaîne dont chaque maillon reproduit le précédent passant d’un personnage à l’autre, d’une situation à l’autre, enfermant ces femmes dans une prison dont elle sont les propres geôlières. Fassbinder l’a dit et répété, Les Larmes Amères n’est pas une pièce sur l’homosexualité, c’est une pièce sur les rapports humains, envisagés comme des rapports de force. Tout au plus, comme dans Le Droit du plus Fort, avec qui elle fait diptyque, le fait de placer l’histoire dans un cadre homosexuel permet d’exacerber, de mettre en lumière des comportements qui pourraient nous sembler « normaux » dans le cadre d’un rapport hétérosexuel.
Monter Fassbinder aujourd'hui est une façon de renouer avec l'universalité d'un auteur inconfortable et jugé scandaleux. Les Larmes amères de Petra von Kant fait partie, avec Nora Helmer (film adapté de Maison de Poupée d’Ibsen), Martha et Liberté à Brême, de ce que l’on pourrait appeler la période « féministe » de Fassbinder (avec toutes les réserves qui s’imposent quand on parle d’un auteur qui ne s’est jamais subordonné à aucun courant de pensée). Quatre oeuvres qui décrivent l’émancipation d’une femme à travers la chute et la rédemption. Mais Fassbinder dépasse le féminisme ou la simple critique sociale pour accéder à une vision beaucoup plus complexe des rapports humains, en n’hésitant pas à critiquer ses héroïnes, en montrant leurs contradictions et leurs faiblesses. (L’idéalisme de Petra, sa foi dans un rapport amoureux sans soumission ni domination, la conduit paradoxalement à nier l’autre, à ne jamais prendre en considération les désirs de Karin).
Sans complaisance avec lui-même, il est sans complaisance avec ses personnages. Dans le monde tel qu’il va, personne n’est innocent, surtout pas les victimes.
Stratis Vouyoucas et Alexis Moati
Petra von Kant. C’est une femme qui chute. Quand la pièce commence, Petra est une « femme séparée », de son mari bien sûr, mais avant tout d’elle-même. Tiraillée entre son idéalisme et ses sentiments, sa volonté d’émancipation et son besoin de dépendance. Elle fait alors éclater l’ordre bourgeois qui gravite autour d’elle en s’engouffrant dans une relation homosexuelle basée sur la possession. Sa rencontre avec Karin va lui permettre d’accomplir dans la douleur ce qu’elle avait commencé en quittant son mari : essayer, en tâtonnant, en se trompant, en souffrant et en faisant souffrir les autres, d’être une femme libre.
Karin Thimm est à la fois manipulatrice et ingénue. En définitive elle ne fait que prendre la place qu’on lui donne. Paresseuse, ignorante et frivole, elle n’est pas, comme l’Eve de Mankiewicz, une intrigante ambitieuse ; elle a l’intelligence des situations et la compréhension instinctive des fonctionnements humains et, pour survivre, pour échapper à sa condition prolétaire, elle s’en sert. Pourtant, jamais Karin ne ment à Petra, qui désire seulement plus que ce qu’elle a à lui donner.
Sidonie von Grassenabb, la cousine de Petra : plus rusée, et par là même, sauvée de tout idéalisme ; elle accepte les règles et les conventions qu’impose la société et assume pleinement son statut de grande bourgeoise. Elle ne se révolte pas, elle louvoie, comme des générations de femmes avant elle.
Marlene reste le personnage le plus énigmatique de la pièce : factotum de Petra, elle lui est entièrement soumise tout en ayant, malgré son mutisme - ou peut-être à cause de lui - un énorme ascendant sur sa maîtresse. Toujours présente, toujours muette, elle est le témoin récepteur et réflecteur de no sémotions : jalousie, amour, révolte. Elle est notre point d’entrée dans l’univers clos de l’appartement de Petra. Une sorte de spectateur actif, incapable pourtant d’intervenir sur le drame qui se joue sous ses yeux.
Dans Les Larmes amères de Petra von Kant, le sentiment amoureux est une arme de domination. La question est dès lors : comment représenter la réalité d’un sentiment et par quels moyens ? Il s’agit pour nous de concilier l’intimisme d’une pièce se passant dans un huis clos naturaliste avec un théâtre plus physique, plus épique.
Le principe de Fassbinder, qui est de prendre les codes du « théâtre bourgeois » pour mieux les critiquer, n’est pas ce qui nous intéresse dans la pièce. Plutôt qu’un constat froid et cynique sur les rapports amoureux, nous voulons y voir un pavé dans la mare, critique et libérateur, montrant simultanément plusieurs faces d’une même réalité.
Cela implique de s’interroger sur le rapport central autour duquel s’articule notre travail : le rapport au public. Il nous semble fondamental de rapprocher les spectateurs au plus près de l’acteur, afin d’enlever toute notion de cadre. Nous envisageons un dispositif tri-frontal constitué de passerelles et de plateformes où le public se voit voyant. Il recompose son propre cadre en choisissant de regarder celui qui parle ou celui qui écoute.
Rapprochant le public de l’action, l’écriture de la mise en scène se centre sur le corps des acteurs. Dans ce dispositif, les lignes de force se croisent et permettent aux acteurs de s’appuyer sur les tensions de l’espace, leur indiquant un jeu plus physique que psychologique.
Le multi-frontal, déjà expérimenté dans Liliom, nous permet d’éviter de reconstituer l’appartement bourgeois de Petra avec tous ses détails naturalistes qui pourraient faire dériver la mise en scène vers une écriture cinématographique, voire télévisuelle. Nous voulons évacuer la tentation réaliste que semble imposer l’écriture de Fassbinder pour aller au bout du rapport entre les êtres. Pour montrer que derrière ce qui ressemble à un théâtre de mots, il s’agit bien d’un théâtre où s’affrontent des corps. Pour retrouver l’essence de cette pièce : une histoire méchante, belle, grotesque et dérangeante.
Afin de renforcer le rapport de domination et de fascination, nous voulons accentuer le décalage d’âge entre Petra et Karin. C’est pour cela que nous avons choisi une actrice plus âgée que le rôle de Petra tel qu’il a été écrit par Fassbinder (Françoise Chatôt).
Il y a, d’une part, l’admiration de la jeune femme pour l’artiste célèbre et en retour, la fascination d’une femme vieillissante pour l’insolente image de la jeunesse. Nous ne voulons pas simplement raconter la chute d’une femme amoureuse et délaissée, mais le déclin inéluctable d’une femme rattrapée par la vieillesse. Une femme qui se raccroche à la jeunesse et à la beauté comme à autant de planches de salut, avec tout ce que cela comporte de tragique, mais aussi, de pathétique.
Ce qui intéresse Fassbinder, ce n’est pas l’initiation que cette chute apporterait au personnage de Petra mais comment tombe-t-elle et que fait elle tomber avec elle. Petra est l’actrice et la victime du désordre que le désir crée dans son univers. Désir qui peut mettre à mal les fondations familiales et sociales les plus solides. Tout cela fabrique un théâtre qui se doit d’être toujours au bord de la rupture.
Alexis Moati et Stratis Vouyoucas
« C’est un hasard et tout à fait sans importance que l'histoire se passe entre homosexuels. Elle pourrait aussi bien se passer entre d'autres personnes. Je pense même que c'est pour cela que les gens y regardent de plus près que si c'était une histoire d'amour normale où l'aspect mélodramatique serait aussi, beaucoup plus important. » R. W. Fassbinder, 1974, à propos du Droit du plus fort
« C'est un film contre les sentiments parce que je crois que les sentiments peuvent être source de manipulation et que les gens en abusent effectivement. » R. W. Fassbinder, 1969, à propos de L'amour est plus froid que la Mort
« Je pense qu’aucun mode de vie existant dans ce monde, quels que soient le système, la forme de société ou l’idéologie, ne permet de véritable liberté. Je considère donc qu’une certaine folie, si elle est possible, est un chemin que l’on peut emprunter, pour autant qu’on le choisisse volontairement. » R. W. Fassbinder
« Si à la fin Marlene quitte Petra ce n’est pas, à mon avis, parce qu’elle veut sa liberté mais parce qu’elle cherche une autre place où elle pourra être esclave. Il serait bien trop optimiste et utopique de croire, comme beaucoup, que quelqu’un qui a docilement obéi aux autres pendant trente ans peut tout d’un coup choisir d’être libre. » R.W. Fassbinder, 1973
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