Présentation
Les Mains sales de Jean-Paul Sartre
Spectacle en allemand surtitré en français.
Avec les Mains sales, en 1948, Jean-Paul Sartre interroge la place et la responsabilité politique de l'individu au sein d'une situation de crise. L'existentialiste pose les questions premières de l'engagement, évoque la manipulation des individus par le communisme, étudie les dangers respectifs de l'activisme et de l'inaction. Né en 1951 à Berlin-Est, Frank Castorf, metteur en scène et adaptateur dont Chaillot présente également la suite de Dämonen d'après Dostoïevski, s'empare de l'œuvre de Sartre en choisissant de l'éclairer sous les feux de la guerre de Yougoslavie. Fervent admirateur d'Hegel, de Marx et des Rolling Stones, artiste vivement politisé, contesté ou adulé, rangé parmi les grands provocateurs de la culture est-allemande, directeur depuis bientôt dix ans de l'une des plus importantes institutions théâtrales de Berlin, Frank Castorf reprend, avec les Mains Sales, l'une des plus célèbres de ses productions, visible pour la première fois à Paris.
“ Je n’ai pas d’objection de principe contre l’assassinat politique ”, dit Hoedere, le “ real-politicien ” à son assassin. “ Ca se pratique dans tous les partis ”. Il y a longtemps que l’opinion publique mondiale approuve cette opinion, tous partis confondus : rappelons-nous la satisfaction générale ressentie après l’assassinat du couple Ceaucescu en 1989 en Roumanie ; le débat éhonté de ceux qui se demandaient si, pour améliorer la situation stratégique au Proche-Orient, Bill Clinton n’aurait pas mieux fait d’envoyer tout de suite ses GIs d’élite à Bagdad pour régler le sort personnel de Saddam Hussein ; ou encore l’espoir attentiste de l’OTAN, qui pensa que les combats acharnés pour le pouvoir au sein de la direction bosno-serbe allaient de toute façon ôter toute signification aux mandats d’arrestation lancés contre Mladic et Karadzic, documents dont on avait eu tant de mal à imposer la reconnaissance internationale. Personne, bien sûr, ne veut plus avoir “ les mains sales ” en accomplissant le travail ; mais aujourd’hui, tout le monde aime ouvrir sa gueule : après tout, on est informé. Plus la présence des médias augmente et diversifie la participation mondiale et les jugements sur des contextes et conflits complexes, plus la cible à abattre est bien définie – c’est ce qui distingue très clairement le discours politique de 1998 de celui de 1948, lorsque Jean-Paul Sartre écrivit sa pièce de théâtre sur l’opposition entre la fidélité dogmatique aux principes et le pragmatisme de la “ Realpolitik ” au sein du parti communiste d’un Etat des Balkans fictif ou éteint, secoué par la guerre et répondant au nom “ d’Illyrie ”. Vu de notre époque, les deux faces présentées dans le drame seraient condamnables (et la chose serait donc en soi inintéressante) – ne serait-ce que par leur situation idéologique commune, qui est très en dehors de la mode. Si Sartre, derrière l’opposition apparente, cherche la confrontation entre l’exigence d’authenticité des existentialistes à l’égard de l’individu, d’une part et sa collectivisation, réclamée par le parti, au profit de la discipline et de la fidélité à la ligne, si cette confrontation, y compris au-delà d’un parti communiste, touche le problème tout à fait fondamental et certainement intemporel de la crédibilité dans le rapport entre l’homme et la politique, personne ne peut plus penser aussi loin aujourd’hui, et personne ne doit plus non plus accompagner cette pensée jusque là ; du moins pas au point où la seule chose qui reste est l’illusion de la capacité à réfléchir ensemble ; le maintien apparent d’un discours (c’est-à-dire de la démocratie) au niveau le plus superficiel possible, niveau qui permet de surmonter la complexité et rend supportable l’accélération des événements effectifs, par conséquent la perte de leur perceptibilité, et a fortiori de la faculté de les comprendre.
Il semble que “ l’Illyrie ” existe de nouveau depuis que la Yougoslavie a disparu. De nouveau, la guerre règne, mais l’ancien parti communiste d’Illyrie semble avoir vécu une étrange mutation ; après le rejet du stalinisme, le naufrage du socialisme réel et le massacre mutuel des anciens titistes, ce dont il est question aujourd’hui, ce n’est plus de vieilles oppositions idéologiques autour de la démarcation ethnique sur des lignes de front ou des frontières séparant de petits Etats, et du “ nettoyage ” violent des zones ainsi déterminées, en fonction des critères nationalistes habituels. Dans ce bond temporel, ce déplacement d’une situation fictive de l’action – fictive parce que Sartre la voulait exemplaire – vers une réalité que l’on ne peut plus aussi bien localiser aujourd’hui, quelque part entre Zagreb, Sarajevo, Pale, Banja Luka et Belgrade, le simple amalgame entre les conflits idéologiques et ethniques ne rendrait certainement pas compte du problème, et ne ferait que servir les modèles d’explications et les collages qui constituent l’image de l’ennemi, largement répandus, notamment en Allemagne. Avec sa mise en scène, Frank Castorf cherche la cohésion irrationnelle des deux secteurs de conflit, le seuil émotionnel, peut-être la transition imperceptible de l’un dans l’autre : il n’affirme pas le présent, la destruction ou même la nouvelle construction didactique, mais s’approche de la pièce en passant d’abord par ses processus à motivation psychologique, et fait donc preuve d’une véritable “ fidélité à l’œuvre ”, du point de vue littéraire et historique (ou encore seulement, dans la conscience du genre, comme s’il s’agissait d’un simple polar politique de l’époque du “ film noir ”). Ensuite, les personnages de Sartre sont autorisés, par extraction et fractionnement, à devenir ces “ global players ” profondément provinciaux qui ont, pendant des années, tenu le monde en haleine depuis leurs villages de ski du centre de la Bosnie – et continuent de le faire aujourd’hui. Une expérimentation implantée dans la pièce, qui se demande quel tabou pèse sur la possibilité d’ébaucher une possibilité d’action contre des personnes méprisées dans le monde entier, parce qu’identifiées comme des criminels afin de compenser une incapacité d’agir, ou même de faire diversion sur nos propres défaillances, des personnes condamnées d’avance, comme Karadzic, Mladic ou même Milosevic. En d’autres termes, la question est de savoir si une discussion sans préjugés sur tous les motifs, et une évaluation objective de ce qui s’est concrètement passé, seraient encore possibles. Au théâtre, ou du moins sur la scène, ça ne l’est certainement pas ; mais peut-être peut-on quitter au moins le préfabriqué pour brouiller les points de vue – comme l’a fait si magistralement Emir Kusturica en 1995, avec son film Underground, lorsqu’à la fin, le partisan serbe, cinquante ans après la guerre contre les Allemands, après vingt ans passés dans une cave et trente autres sur une autoroute souterraine trans- ou sub- européenne, se bat comme franc-tireur contre tous les camps dans la guerre civile des Balkans, parce qu’il croit toujours voir les fascistes partout. Et qui, mis à part Peter Handke, connaît le texte des poèmes du Dr. Radovan Karadzic ?
Frank Castorf, 1998
texte traduit de l’allemand par Olivier Mannoni
Le spectacle a été créé le 11 mars 1998 à la Volksbühne à Berlin, il est depuis inscrit à son répertoire et joué régulièrement.
1, Place du Trocadéro 75016 Paris