Attention, mes spectacles sont des armoires mal rangées : vous y prenez un article et tout vous tombe dessus puis, en fouillant, vous vous apercevez que vous possédez déjà tout cela à la cave ou au grenier. Wladyslaw Znorko. Dès la première phrase de ce texte culte, la magie opère, on ne le quitte plus. On ne saura jamais quel est ce "là-bas". On saura cependant que là-bas, il n'y a que deux saisons : celle des pluies où la chair pourrit et celle du gel où la chair se casse.
Mise en garde
Le retour des saisons
Extraits du journal de Siméon
Les Saisons (extrait)
Cosmos Kolej
De l'école primaire j'ai retenu cette sévère mise en garde qu'au Mont Saint-Michel le promeneur distrait se faisait rattraper par la marée à la vitesse d'un cheval au galop.
C'est ce qui a dû m'arriver lorsque, bien imprudemment, je me suis aventuré dans le livre de Maurice Pons. Ce n'est pas un cheval mais une horde de bêtes en furie qui m'a laissé, face contre terre, dans cette souille où je me suis débattu longtemps avec cette question qui me faisait grincer les dents :
Quarante mois de pluie
quarante mois de gel.
Un hameau et quelques haleines puantes.
Quelle force pousse donc l'étranger
à chercher un peu d'humanité
là où ne survivent que les champignons ?
Il semblerait que l'auteur se soit lui-même laissé engloutir par la marée puisque le jour de la générale, il y a plus de dix années, il m'a murmuré, le souffle coupé :
- Comment j'ai pu écrire quelque chose d'aussi épouvantable ?
Aujourd'hui, à la lumière des rencontres et des expériences de "visiteur de bouts du monde ", j'ai perdu ce goût de terre dans la bouche et j'aborde les personnages et leur misérable quincaillerie avec une tendresse un peu narcissique car je retrouve chaque jour leurs messages dans mes tiroirs gavés de rien du tout, dans mon linge sale, dans le journal que je regrette tout à coup d'avoir acheté ou bien dans le sparadrap noirci de suint que seul un courage de pacotille me fait arracher du genou, d'un coup sec : “ Ce n'est qu'une égratignure, mon amour !”
J'ai fini par les aimer ces cow-boys de Hollywood.
Je t'aime aussi, cheval du Mont Saint-Michel et je baise à la volée le velours de ton museau pendant que mes ongles plantés dans ta crinière te gueulent :
- Au galop, vieux frère, fais nous la marée du siècle !
Wladyslaw Znorko
Marseille
Novembre 2000
Chaque année, j’attends la fin de l’été avec impatience : c’est la saison de ma naissance, ce “moment” si particulier dans le ciel, entre solstice et équinoxe, où la nature entière change et se renouvelle.
Cette année-là, je l’attendais avec une impatience particulière : le Cosmos Kolej et Wladyslaw Znorko m’avaient convié à un voyage peu ordinaire. J’étais venu visiter à Feyzin près de Lyon la plus insolite des curiosités offertes par cette compagnie de théâtre. J’allais assister à la mise en images et à la “mise en émotions” de mon roman Les Saisons, que j’avais écrit et publié quelques années auparavant, au cours d’une période particulièrement dépressive de ma vie.
Cette aventure lyonnaise était pour moi une épreuve. Je me suis retrouvé soudain dans l’univers des Saisons, dans le paysage délabré de plastique noir, battu par une pluie diluvienne de quarante mois, bientôt changée en glace vive. Je me suis retrouvé dans le personnage de Siméon, pathétique, maladroit, douloureux, faux poète et faux prophète, assumant seul, au milieu de brutes avinées et rigolardes, toutes les souffrances d’un monde inhabitable. Mais illuminé par une espèce de foi contagieuse en un monde meilleur…
L’univers créé par Wladyslaw Znorko était plaqué sur le mien, comme l’ombre sur l’ombre ou plutôt comme la suie sur la suie. Mais quelle force, quelle beauté donnent les images aux images, quelle connivence, quelle compréhension me faisaient voyager à l’intérieur de mon livre porté par la musique des bruits et des sons substituée à celle des mots et des phrases.
Des années ont passé. Depuis 1965, Les Saisons n’ont jamais cessé de toucher de nouveaux lecteurs. Ils forment aujourd’hui une sorte de confrérie d’initiés et partagent avec Siméon la folle espérance d’une autre vie. Ils vont tous venir participer au nouveau voyage du Cosmos Kolej. Ils vont entraîner de nouveaux voyageurs dans un incomparable “malaise émerveillé”. Et j’en serai, croyez-moi !
Maurice Pons
Moulin d’Andé
Septembre 2000
“Je l’ai trouvé enfin, ce lieu de grâce et de merci…enfin, oui, presque au détour de la planète…Une pluie bienfaisante inonde la vallée. Ah, que de chemins arides parcourus, avant la récompense de cette pluie !
Les gens de la vallée m’ont paru frustres - mais bons. Ils m’ont servi une copieuse purée de lentilles qui est leur nourriture habituelle. Quel calme bonheur…
Je vais pouvoir écrire, écrire, écrire. Je vais vider mon cœur de tout son pus.
J’habite une chambre immense : de ma vie je n’ai occupé tant d’espace. Pour la première fois depuis très longtemps, j’ai un peu dormi.
Mon pied me fait un peu mal : j’ai lancé un coup contre ce crâne de mouton et je crains m’être fêlé un ongle. Il s’est formé sous la lunule, un vilain caillot de sang noir.”
“Mon bobo semble s’aggraver. L’autre jour, mon gros orteil ressemblait à un oignon de tulipe et moi, tel un jardinier, j’étais entièrement occupé à contempler son éclosion !
J’aurais aimé garder ce chat qui est venu me rendre visite au petit matin. Ce qui me chiffonne, c’est que personne ici n’a voulu croire que j’avais rencontré un chat. Il paraît qu’il n’y en a jamais eu dans ce pays. Mais enfin, je n’ai pas rêvé !”
“Mais comment écrire maintenant ? Me voilà enfermé dans la glace, comme je l’étais dans le sable ! Le pays est bleu de glace et on me dit que le gel va durer quarante mois. Personne ne m’avait rien dit. Et pourtant chaque jour, deux fois par jour, l’orteil en moins, je m’étais consciencieusement rendu au pluviomètre pour y faire mes mesures. Se moquaient-ils de moi ? Ils ont des vaches, des boucs, des baudets. Je vois les richesses qui sortent de toutes parts. Ils ne m’ont rien donné, à moi, le plus pauvre d’entre tous, qui étais prêt à partager avec eux le pain des mots et le vin de la phrase. Ah ! maudit, maudit dès sa naissance, celui qui a voulu écrire!”
“Mme Ham a raison, ce n’est pas habitable. Au moment même où elle m’a dit : “On s’accommode”, j’ai compris que je devais m’en aller. Je ne peux pas, je ne veux pas, moi, m’accommoder - et je ne veux pas geler non plus dans mon coin comme ma vieille voisine. A plusieurs reprises, j’ai manqué de perdre mes yeux, le globe oculaire recouvert déjà d’une mince pellicule de glace. Je puis bien écrire sans pied, mais pas sans yeux, que diable ! Je pourrais m’en aller mais pour m’en aller où ? et pour retrouver quoi ?”
Maurice Pons
Les Saisons
Lorsque Siméon, conduit par Louana, s'engagea dans cette antre, il ne vit rien tout d'abord, tant l'obscurité y était profonde, mais il entendit des braiments épouvantables. Il demeura un instant pétrifié et quand, enfin ses yeux s'accommodèrent à l'obscurité, il découvrit à la seule lueur d'un brasero, un spectacle d'une rare sauvagerie : le Croll, une espèce de géant hirsute et dépenaillé, un foulard rouge noué autour du cou, était assis à califourchon sur le poitrail d'un âne qu'il maintenait de tout son poids renversé sur le sol et, tandis qu'un villageois maintenait grande ouverte, à deux mains, la mâchoire de l'animal, il fourrageait dedans avec d'énormes morailles, probablement rougie au feu, car la caverne entière était empuantie d'une atroce odeur de chair brûlée. A la suite d'un effort surhumain, ponctué par les braiments de la bête, les râles et les jurons des hommes, le Croll, triomphant, extirpa de la mâchoire une énorme molaire, qu'il brandit en l'air au bout d'une tenaille fumante, et cette dent était d'une dimension telle qu'on ne pouvait douter qu'une bonne partie du maxillaire ne fût partie avec elle.
Les hommes se précipitèrent sur une bouteille d'alcool de lentilles, cet alcool noir que Siméon avait appris à connaître, et se la passant l'un à l'autre, en vidèrent de joyeuses rasades. Le voisin, en titubant, partit à la poursuite de son âne et c'est seulement alors que le Croll se tourna vers l'étranger.
Ce qui frappa tout de suite Siméon, outre la forte haleine du bonhomme, ce fut son regard. Il était borgne - l’œil droit était fermé, les paupières collées l'une à l'autre comme celles d'un nouveau-né; l'autre, à ce point injecté de sang que la pupille s'y détachait en clair sur un fond rouge sombre. Mais, en dépit des ravages de l'alcool, cet œil était bon, presque tendre ; ce regard cachait à ne pas s'y tromper, une âme bienveillante et généreuse - et, bien qu'il fût complètement ivre, le Croll s’efforça de s'adresser à son visiteur avec une affection sincère et naturelle :
- Alors, petit agneau, lui dit-il, en lui tapotant du plat des mains les muscles deltoïdes, on est venu voir papa Croll ? Ah bien, je vas te l'arranger, ta pauvre patte, petit agneau. Assieds-toi.
"Comme les nouvelles vont vite dans un village", pensa Siméon qui, sauf à son hôtesse, ne s'était ouvert à personne de sa blessure et qui s'étonnait d'être attendu ainsi comme à un rendez-vous chez un médecin de famille. Il avait un moment pensé s'enfuir en voyant avec quelle sauvagerie le Croll et son aide opérait sur ce pauvre baudet. Mais l’affabilité du rustre l'avait touché, et il n'envisageait plus de l'offenser par une retraite précipitée. Et puis la présence muette mais tangible de Louana, sans qu'il sût pourquoi, le rassurait. Il lâcha sa main et vint s'asseoir sur un tabouret que lui désignait le borgne d'un mouvement de la tête.
Précautionneusement, il se déchaussa et tendit son pied nu au Croll qui s'était agenouillé devant lui et qui le saisit à deux mains, par le talon, avec une délicatesse surprenante.
- Ouh ! Mauvais ça ! fit-il. C'est pourri, ça, pourri jusqu'à l'os. J'vas d'abord y foutre un drain, annonça-t-il après un instant de réflexion.
Le Croll lâcha le pied de Siméon et s'en alla fureter dans les tiroirs d'une de ces vielles commodes paysannes que les antiquaires appellent vaisselier. Dans le bric-à-brac incroyable des objets les plus incongrus - il y avait là des dents d'animaux qu'il gardait, des baleines de corsets qu'à l'occasion il réparait, des boutons d'uniformes, des cartouches de revolver, et tout un petit outillage reposant sur le lit de lentilles sèches qui remplissaient le tiroir - il finit par choisir une burette à huile en acier dont il cassa, entre deux doigt, le tube effilé ; en le frottant habilement contre une pierre à fusil, il en aiguisa l’extrémité la plus fine en pointe d'aiguille. Reprenant alors le pied de Siméon, avec une autorité et une adresse peu communes, il lui enfonça, par-dessous l'ongle, jusqu'à l'os, la burette dans le gros orteil. Siméon ressentit une douleur fulgurante, mais il était dur à la souffrance physique. Il s'agrippa des deux mains au rebord de son tabouret, serra les lèvres et n'émit pas un cri. Ce qu'il ne put éviter, c'est que son corps entier se couvrit dans l'instant d'une abondante sueur perlée.
- Tu gâches de l'eau, petit homme ! Tu gâches de l'eau ! lui dit placidement le praticien.
Mais aussitôt après, Siméon commença à éprouver un formidable soulagement : par le bec de la burette, le pus coulait en abondance, éclaboussant le pantalon du Croll qui l'essuyait à pleine mains, en riant comme un gosse et en répétant : - C'est pourriture ! C'est pourriture et compagnie !
Lorsque le jet de pus commença à se tarir, Siméon vit le Croll saisir son pied délicatement par le talon, et l'élever jusqu'à sa bouche : par le gros bout de la burette, il se mit à aspirer fortement le liquide infect. Il s'en remplissait la bouche, recrachait derrière lui, s'essuyait les lèvres du revers de sa manche, et recommençait d'aspirer. Il refit cinq ou six fois l'opération, ne s'interrompant que pour éclater de rire, pour pousser des hurlements de joie sauvage, ou pour prendre une bonne lampée de l'alcool de lentilles. Et Louana, à chaque fois, battait des mains, les yeux brillants. Puis il versa le reste de la bouteille sur le pied meurtri de Siméon. Il se releva en titubant, il donna une claque sur les fesse de Louana et une bourrade amicale sur le deltoïde de Siméon. D'un geste chancelant, il lui fit comprendre que la consultation était terminée et alla s'écrouler sur le tas de fagots qui constituait sa couche.
Depuis sa création en 1981, le Cosmos Kolej est à la quête d'un langage théâtral universel. Ses spectacles, appareillages plastiques et poétiques, opèrent sans scrupules la distorsion du temps et du récit en dévoilant au grand jour les ferrailleurs et les mécaniciens qui fourbissent la chaudière de nos songes. La troupe cultive l'art d'égarer le spectateur-voyageur dans les faubourgs de son imaginaire d'où surgissent des secrets insoupçonnés. Dans cet onirisme de la survie entre art brut et art forain, les frontières sont tracées au crayon de bois et comportent de nombreuses traces de gomme.
Si la rue a abrité très tôt les performances du Cosmos Kolej, la compagnie a demandé asile aux théâtres depuis une dizaine d'années. Notre emblème -le vélo poché sur les murs des villes traversées- symbolise notre rythme de travail ; nous avons le cycle “voyage en littérature” (Les Saisons, Un Grand Meaulnes, Chvéïk au Terminus du Monde,…), le cycle “nos racines en Europe centrale et orientale” (L'Attrapeur de Rats, Télescopes, Le Traité des Mannequins, De la Maison des Morts, opéra de Janacek,Alpenstock), le cycle “irlando-ailleurs” (Ulysse à l'Envers, La Vie d'un Clou,Corrida) et le cycle plus personnel ancré dans l'enfance (La Cité Cornu, La Maison du Géomètre, A la Gare du Coucou Suisse, Boucherie Chevaline).
Ce théâtre et ces curiosités ont tourné dans le monde entier et spécialement en Europe. Ces cinq dernières années, la compagnie a créé 9 spectacles, donné 405 représentations dont 122 à l'étranger et joué dans 21 pays (Allemagne, Belgique, Colombie, Equateur, Espagne, France, Finlande, Hongrie, Irlande, Italie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Roumanie, Russie, Slovaquie, Suisse, République Tchèque, Turquie, Yougoslavie).
32, rue des Cordes 14000 Caen