Après Identité, invité au Théâtre de la Bastille en 2011, Gérard Watkins présente une nouvelle fable contemporaine. Il s’inspire de la Genèse pour y puiser une matière fictive, et l’ancre dans notre réalité. Perdus dans les réseaux de communication, Hub et Fay sont les nouveaux Adam et Ève devenus indisponibles à la tentation.
Gérard Watkins dénonce une société humainement en déclin où le langage est appauvri, manipulé, et les êtres dispersés. Tout est à défaire, souffleront les anges aux oreilles de Hub et Fay. Dans une douce ascension, ils chercheront à retrouver, là-haut sur le toit, le désir et ses ailes.
Elsa Kedadouche : Un serpent apparaît dès la première scène. Que peut-on augurer de cette présence ?
Gérard Watkins : Le serpent annonce la nécessité absolue de la tentation, génératrice d'un souffle nouveau dans la vie des êtres humains, comme dans celle de Hub et Fay, les deux personnages humains de la pièce. C'est pour ranimer la vie qu’ils provoquent inconsciemment la chute des anges.
E. K. : Dès les premières répliques, notre époque est présentée comme marquée par l'altération de l'altérité. La solitude serait donc le résultat des nouveaux réseaux de communication où l'autre serait englouti ?
G. W. : Je pense à une pub pour un site de rencontres que j'ai vue dans le métro : « J'ai rencontré mon voisin grâce à célib.com ». Un taggeur a noté : « Pauvre fille, moi j'ai frappé à sa porte ».
Conformément aux promesses de notre époque, l'histoire de Hub et Fay naît dans la complexité de nos réseaux. Lui, travaille pour des techniques de communication et elle les utilise en espérant pouvoir rencontrer quelqu'un. Comme dans la pub, ils habitent le même immeuble, mais ne se sont jamais rencontrés. Je fais le constat que la communication ne parle que du chacun pour soi. La platitude extraordinaire des échanges sur Facebook traduit l'expression d'une immense solitude.
J'ai rencontré un chercheur qui observe le comportement propre aux populations habitant les grandes forêts, totalement isolées du reste du monde. Du fait de la déforestation, l'introduction du portable a modifié profondément le quotidien du groupe. Le moment des repas n'est plus un rite partagé. Cet outil de communication a provoqué l'éloignement des individus par rapport à la sphère commune.
E. K. : Toute cette machinerie a-t-elle été le moteur d'un appauvrissement de la langue ?
G. W. : Le thème de la pièce est la corruption du langage et l'appauvrissement de l'être. Dans la pièce, l’ange Luc dit : « Malheur aux mots qui ont un impact. »
Aujourd'hui, le travail du pouvoir, de ce qui constitue la branche armée du monde libéral, consiste à détourner la langue pour en confisquer le sens. Les politiciens utilisent les mots et les formules de leurs adversaires pour brouiller les pistes et annulent ainsi toute forme de débat. Le marketing fait de même : on n’a pas une " Freebox " , on a une " révolution " ! Pour les services de télécommunication délocalisés au Maroc ou en Inde, les salariés possèdent des éléments de langage qui ne sont là que pour générer du profit ; à la fois dans le contenu et dans la durée.
E. K. : Le souffle est un élément très présent dans votre pièce. Un instrument à vent très particulier (utilisé dans le rituel israélite, souvent fabriqué avec une corne de bélier), le shofar, est notamment présent chez Fay. De quel avènement se fait-il l'écho ?
G. W. : Le souffle provoque des fréquences et des sons qui me fascinent. J'aime beaucoup, par exemple, les sons véhiculés par les tuyauteries. Au tout début, la pièce s'appelait Le Conduit. Il y avait déjà cet intérêt pour le souffle, pour ce qui circule et relie les êtres par la sonorité. Je l'ai ensuite étendu au corps humain, plus particulièrement aux narines. J'ai cherché à intégrer à la pièce un instrument à vent. J'ai trouvé le shofar. Ses sons apaisants vont dans le sens d'une pièce que je souhaite lumineuse et douce.
E. K. : Dans Lost (replay), les anges ont un langage de type managérial. Ils ont été chassés, et en parlent comme d’une rupture de contrat. Ils ont pratiquement le même langage que des ouvriers licenciés.
G. W. : Oui. Ce sont des exclus à qui on a arraché les dernières illusions. Ce n’est pas le paradis qu’ils ont perdu, c’est le temps. L'objectif des anges est de devenir humains. Ils s'inventent une identité et une histoire, ils doivent mettre en place une illusion pour exister. Hub et Fay font le chemin inverse : ils doivent se débarrasser du langage pour être disponibles à la rencontre de l'autre et de soi. On se fraye constamment un chemin à travers des fictions, des pièges. Les crises économiques successives que nous vivons sont des formes de fiction. Dans ce texte, je cherche à dénoncer l'alarmisme, le catastrophisme, l'accumulation des fictions enfermant les êtres dans des représentations qui les pétrifient. Remplaçons les illusions creuses que l'on nous impose par de nouvelles fictions !
E. K. : Quelle est l'influence de l'approche psychanalytique dans votre écriture ?
G. W. : La psychanalyse est en effet très importante dans mon travail. Je pense que cette science est une grille fondamentale pour lire le monde dans sa remarquable complexité. Le mot " psychologie " est devenu péjoratif au théâtre. On critique un jeu d'acteur qui serait " trop psychologisant " . Encore un détournement de mots.
E. K. : Vous présentez ce texte comme celui d'un athée. Pourtant, les références religieuses sont nombreuses...
G. W. : C'est un texte athée dans la mesure où je ne crois pas en Dieu. Les anges déchus sont de magnifiques " losers " qui nous viennent droit des années quatre-vingt. Ils ont, à la limite, été chassés de la beauté d’un monde où des alternatives existent.
Avant tout, j’ai adoré le Paradise Lost de Milton, pour sa fureur. Mais aussi le Cantique des cantiques, bien sûr, pour la possibilité d'un immense chant d'amour entre Fay et Hub. Il dira : « Il y a encore une bouche pour ce fruit » et Fay répondra « Il y a encore un ventre pour ce fruit. » Ils sont poétiques et réalistes ! C'est d'ailleurs la deuxième fois que je travaille à partir de la Genèse.
E. K. : Comment pourrait-on résumer la conclusion de la pièce ?
G. W. : Qu'on ne puisse pas dire à la fin : le verbe n'était plus. Il faut retrouver une relation vitale avec les mots et le langage. Ils sont la condition de notre liberté et de notre affranchissement de ce monde. L’autre conclusion, formulée par l’ange Luc, alias le serpent, est de souhaiter la bienvenue aux corps étrangers.
E. K. : Comment envisagez-vous de travailler la mise en scène ?
G. W. : Comme d’habitude, je pense aller chercher un état d'hyper-tension et d'hyper-humanité. Ce sera précis et rigoureusement personnel à la fois. C'est aussi une pièce burlesque, et comme tout burlesque, elle trouve sa source dans l'effroi. Les anges auront une allure décalée, provoquant une ambiance quelque peu gothique, voire effrayante. Par rapport à ma dernière pièce, Identité, la mise en scène sera beaucoup moins réaliste, moins épurée. Ce sera un poème visuel, avec du son, de la fumée. Comme une progression musicale pour qu’une vérité surgisse à la fin, provoquant une catharsis et un apaisement.
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