La pièce de son Monnè
Entretien avec Ahmadou Kourouma
Intentions de mise en scène
Glossaire
Djigui Keita, "roi des pays de Soba dans le Mandingue", règne sur ses terres lorsqu'il voit arriver les Nazaréens de Faidherbe. D'abord hostile, il décide de résister mais, peu à peu, succombe et, de malentendus en compromissions, devient l’infortuné complice des envahisseurs et conduit son peuple vers le "monnè" (l’outrage en malinké, la langue maternelle de l’auteur) de la colonisation, au terme de ses 120 ans de règne.
"Monnè… Un conte féroce, une farce ironique, une tragédie historique, une épopée rapportée par un vieux roi, vaincu, fourbu et compromis, et par son griot, "infidèle" traducteur et diseur de vérité... Un peu de tout cela mais surtout un grand roman de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma.
Ahmadou Kourouma et sa “déhontée façon” de revisiter l’histoire récente du continent, d’en fouiller les interstices et les coins d’ombre, les complicités et les duplicités, les roueries et les duperies, les trahisons, les outrages, les défis, les monnew… Ahmadou Kourouma et cette force du verbe au service d’un propos politique dérangeant. Ahmadou Kourouma et cette langue fabuleuse mâtinée de malice et de malinké.
Monnè… un mot venu du malinké, la langue maternelle de l’auteur, que ce dernier a su greffer sur une langue française soudain ragaillardie de boutures et de surgeons qui lui offrent, à la fois, une belle audace et une pertinente impertinence. Une langue parfaitement intelligible par chacun mais que l’on sent soudain porteuse, bien au-delà des mots, d’une culture, d’une autre manière d’être, d’agir et de percevoir le monde. Ahmadou Kourouma réinvente l’histoire sans la travestir mais en lui donnant un autre regard et une lorgnette soigneusement posée sur la terre africaine.
Avec ses acteurs complices, Stéphanie Loïk s’est emparée du texte pour en distiller le propos… Stéphanie Loïk et sa “déhontée façon” de rendre à l’écrivain la pièce de son monnè !"
Bernard Magnier
Conception musicale Jacques Labarrière.
Bernard Magnier : Comment est née l'idée de ce livre ?
Ahmadou Kourouma : Je voulais parler d'un vieillard que je connaissais.
Ensuite, il me semble qu'il y a un certain nombre de faits historiques qui
sont tus. En France, on parle volontiers de ce qui s'est passé ailleurs,
dans les autres pays, dans les pays de l'Est par exemple. Mais, malgré
certains changements récents, on a un peu l'impression d'une volonté de
taire ce que la colonisation a fait. J'ai donc choisi ce sujet.
Le personnage de Djigui domine le roman mais est-il vraiment le personnage
principal de ce roman ?
Pour moi, le personnage central du roman, c'est le peuple de Soba. C'est
le peuple qui rapporte cette histoire.
Soba est un lieu imaginaire...
Soba signifie grande ville. Soba et les personnages dont je me suis inspiré
sont calqués sur la réalité. Lorsque je décris un lieu, je pense toujours à un endroit réel. J'ai passé une partie de mon enfance à Korhogo. J’ai
souvent pensé à cette ville en décrivant Soba.
Les « Nazaréens » qui apparaissent dans ce roman, sont-ils directement
inspirés par des personnages réels ?
Ce sont des administrateurs qui ont vraiment existé. Journault, je l'ai
connu, il était le commandant de mon village, et c'est un peu grâce à lui
que je suis allé à l'école. Hérault était un instituteur venu de Grenoble,
c'est grâce à lui que je suis allé au collège. Les aventures que je lui attribue
ne lui sont pas toutes arrivées. Je mélange plusieurs personnalités
pour créer un personnage de roman. On ne peut pas prendre un personnage
réel et le mettre tel quel dans un roman, il faut ajouter certains éléments,
en retirer d'autres. Le roman vous impose certaines règles.
Extrait d’un entretien réalisé en décembre 1989 et publié dans la revue Notre Librairie n°103 oct-dec 1990.
Bernard Magnier : Hier Sozaboy du Nigérian Ken Saro
Wiwa, aujourd’hui Monnè de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma,
comment expliquez votre curiosité et votre intérêt pour les
textes africains ? Une curiosité qui n’est pas si courante
parmi les metteurs en scène occidentaux...
Stéphanie Loïk : Depuis ma rencontre avec Hassane Kassi
Kouyaté qui m’a fait découvrir Sozaboy de Ken Saro-Wiwa, j’ai eu
envie de m’imprégner encore plus des écritures africaines. Des écritures qui sont avant tout politiques. Car je fais un théâtre de
contenu, politique, social, mondial, qui raconte l’être humain,
ses questions, ses complexités, ses paradoxes et ses contradictions,
ses peurs, mais aussi ses espérances, ses admirables
possibilités. Mais pour continuer l’aventure, il fallait trouver un
texte… J’avais lu tous les romans d’Ahmadou Kourouma et
Monnè, outrages et défis m’avait fascinée, car il retrace, sans
manichéisme, l’Histoire entre la France et l’Afrique, ce que fut la
colonisation française en Afrique de l’Ouest et aussi ce que fut la
collaboration de certains chefs africains pendant cette même
colonisation.
Sozaboy a connu un beau succès critique et public et vous
avez eu l’occasion de présenter ce spectacle sur des
scènes européennes et africaines. Quels ont été pour vous
les principaux enseignements de la tournée africaine ?
La tournée de Sozaboy en Afrique de l’Ouest (Niger, Mali,
Sénégal, Burkina Faso, Bénin) a été une aventure artistique et
humaine extraordinaire. Les salles étaient pleines. Les questions
posées sur la guerre du Biafra, le traitement du texte
chorégraphique et musical et l’interprétation exceptionnelle
des deux acteurs, ont su toucher le public. La réception à la
langue de Ken Saro-Wiwa, au fond et à la forme de ce spectacle,
et la richesse des échanges après les représentations
m’ont bouleversée. Le silence pendant les représentations,
sur ces plateaux en plein air, en pleine nature, ce ciel peuplé
de charognards, cette chaleur écrasante amenaient peut-être
encore plus de densité à cette histoire que tous les Africains
connaissent. Et c’est pour cette raison que nous avons souhaité
répéter en Afrique de l’Ouest Monnè, outrages et défis afin
de continuer à échanger et parler de notre histoire commune,
passée et présente.
Entre l’Europe et l’Afrique, avez-vous relevé des différences
dans l’accueil du public ? Certaines vous ont-elles surprise ?
La différence essentielle tient au fait que les Européens découvraient
la langue de Ken Saro-Wiwa et, souvent, le drame du
Biafra. Alors qu’en Afrique, ils découvraient souvent une esthétique
et un mode de jeu.
Pourquoi avez-vous choisi ce texte d’Ahmadou Kourouma ?
Ahmadou Kourouma est un grand écrivain. Sa langue, son écriture
sont exceptionnelles et les thèmes de ses romans sont à la
fois politiques et épiques.
Quelles sont les contraintes (les libertés peut-être ?) liées à l’adaptation d’un roman ?
Comme pour Sozaboy, il s’agit de faire des choix, en s’efforçant
de ne pas trahir l’auteur. En partant du texte, sans jamais le
réécrire.
Quelles ont été vos options de travail ? Vos choix ? Vos parti
pris ?
J’ai décidé de garder comme fil conducteur, Djigui Keita, Roi de
Soba (joué par Hassane Kassi Kouyaté), son histoire et celle de
son peuple avant l’arrivée des Français, de raconter la colonisation
donc de mettre sur scène les Français, les Blancs, les
Toubabs (joués par Phil Deguil). De raconter les mécanismes de
la colonisation et de la collaboration de Djigui Keita. J’ai choisi
aussi de raconter le personnage de Soumaré, l’interprète (joué
par D’de Kabal), celui qui a permis de coloniser, sans effusion de
sang, qui a collaboré avec les « Nazaréens », mais qui a permis
aussi qu’il y ait moins d’exactions, moins de terreur vis-à-vis des
populations noires.
J’ai choisi de raconter que la colonisation, terrible et meurtrière,
n’a pu se faire qu’avec la collaboration de certains dirigeants
africains. J’ai choisi de retracer cette Histoire sur un siècle,
d’avant la colonisation jusqu’aux indépendances. Par le texte
mais aussi par la musique, composée par Jacques Labarrière,
une musique d’Afrique et de France qui raconte le temps qui
passe; et par les danses (africaine, krump) qui racontent cette
terre, ses rythmes, ses pratiques, ses ensorcellements…
La colonisation a été souvent évoquée par les écrivains africains,
quel est selon vous l’apport majeur de Kourouma ?
Ce qui est passionnant dans le roman d’Ahmadou Kourouma
(parce qu’il a vécu
toute cette période,
qu’il est ivoirien,
qu’il a un regard
d’historien, de journaliste
et une très
belle écriture), c’est
qu’il regarde, écrit,
décrit cette période
sans complaisance aucune et sans manichéisme. Même s’il
décrit la souffrance des uns et les exactions des autres, il nous
fait savoir qu’il y a eu des Noirs aussi esclavagistes, menteurs
et meurtriers que les Blancs et qu’il y a eu des Blancs
qui se sont battus contre la barbarie de cette sombre époque.
Et si vous deviez qualifier l’écriture d’Ahmadou Kourouma...
D’une grande beauté ! Elle coule dans la bouche des
acteurs. Elle est comme un poème. C’est une langue recherchée,
précise et, en même temps, pittoresque, lyrique et
pleine d’humour. Ce texte se lit, se dit, comme une tragédie
de notre temps. Ses mots sont porteurs du souffle de
l’Histoire Afrique/France.
Propos recueillis le 21 janvier 2007 par Bernard Magnier.
Chique : sorte de puce qui s’immisce sous la peau
Cola (noix de cola) : fruit du colatier, coupe-faim et aphrodisiaque,
apprécié pour sa saveur amère et utilisé dans divers moments de la vie quotidienne comme signe de bienvenu, offrande et aumône.
Cora : instrument de musique à cordes
Harmattan : vent chaud soufflant du Sahara vers l’Afrique de l’Ouest
Kebi : bureau du commandant
Kwashiorkor : maladie infantile due à la malnutrition
Lougan : champ cultivé
Malinké : groupe humain, originaire du Mandé,
agriculteurs - la langue malinké et proche du bambara
Mandé - Manding(ues) : populations et groupe de langues
(bambara, dioula, malinké) présents dans l’Afrique de l’ouest
(principalement Guinée, Mali, Côte d’ivoire mais aussi
Burkina Faso, Sénégal, Liberia, Ghana)
Margouillat : petit lézard (gecko)
Monnew : pluriel de monnè
Nazara ou Nazaréen : blanc chrétien
(équivalent : toubab, français)
Pangolin : fourmilier dont le corps est recouvert d’écailles
Peul(e,s) : groupe humain, éleveurs nomades - langue parlée (pulaar ou
fulfulde) dans la plupart des états d’Afrique de l’Ouest et jusqu’au Tchad
et au Cameroun
Sbires : littéralement hommes de main mais plus précisément dans
le contexte de Monnè : ensemble de la domesticité qui accompagne le roi
(hamacaires, éventeurs, porteurs...)
Sicaires : littéralement tueurs à gages mais dans Monnè : hommes
en armes entourant le roi (porteurs de sagaies, garde rapprochée)
Silure : poisson-chat, symbole de fécondité, objet de cultes
Tata : enceinte de terre sacrée, cimetière
Bonne adaptation du superbe roman de Kourouma. Ca parle de la colonisation mais vue du côté des Africains, et sans omettre leurs propres complicités. Les comédiens sont excellents et la mise en scène dépouillée et originale. Un très bon spectacle, à voir !
Bonne adaptation du superbe roman de Kourouma. Ca parle de la colonisation mais vue du côté des Africains, et sans omettre leurs propres complicités. Les comédiens sont excellents et la mise en scène dépouillée et originale. Un très bon spectacle, à voir !
Parc de la Villette 75019 Paris