Une question obsédante
Un monde de peur
Une "famille" qui se bat et tente de survivre
Dans Naître, Donna et Peter - la "Mère" et le "Père" - s’installent dans leur nouvelle maison. Les déménageurs viennent de partir. Donna et Peter n’ont pas encore eu le temps de se faire leur place ni de trouver celle de chaque chose. À l’exception de la table, peut-être, qu’ils ont approchée de la fenêtre, et sur laquelle ils prennent leur premier repas. C’est aussi là qu’ils ont posé Luke, leur bébé. Quand ils s’éloignent, ils le laissent seul quelques minutes. Le bébé est posé au milieu de la table. Il n’y a pas de danger qu’il tombe. Il dort, comme, plus tard, le jeune soldat qui, dans son sommeil, marchera un fusil à la main au milieu du désert. Mais, sur la table, Luke repose devant la fenêtre qui regardele monde - et ceci est la première d’une série d’images qui hantent toute la pièce.
Vingt ans plus tard, Luke est dans l’armée et, c’est lui qui emménage dans sa propre maison. Il vient là avec armes et bagages à la tête de son petit groupe d’intervention. Les caisses de munitions ont remplacé les cartons. Dans l’ordre militaire, tout trouve très vite sa place. Un fusil mitrailleur se met devant une fenêtre, un matelas contre un mur. Les civils sont mis dans des camions.
L’armée instaure un ordre qui règle la place de tout et de tous dans un monde de pur combat. Dans cet ordre, tout est déterminé et légitime. Paradoxalement, Luke ne s’est pas adapté à l’ordre qu’il incarne et respecte en tant que soldat. Il est trop extrême. Pour lui, la fausse complétude/totalité de l’armée ne fait qu’exhiber ce dont elle manque. Il est préoccupé par autre chose - pas seulement comment mettre de l’ordre et faire marcher le monde. L’armée est une réponse que Luke doit désapprendre. Il n’est pas facile de désapprendre une réponse et de poser une question à la place. Mais le faire est humain. Naître est la carte du long voyage que Luke entreprend à la poursuite de cette question.
Le texte français est publié par l'Arche éditeur, traduction de Michel Vittoz.
Naître - Ce texte creuse davantage encore le sillon de l’épopée tragique par laquelle Edward Bond veut interroger son temps ; la peinture d’un monde déshumanisé d’où l’homme n’a pas été chassé mais où il demeure surveillé, encadré, terrorisé. Un monde de peur peuplé de femmes, d’hommes et d’enfants soumis aux WAPOs (la war-police) qui menacent, déportent et tuent au nom d’un pouvoir omniprésent mais invisible.
Ce théâtre, par la violence des actes et des propos, oblige le spectateur à affronter les problèmes plutôt que de les fuir. Edward Bond s’adresse à la responsabilité de l’homme devant l’avenir, en faisant appel à son imagination et à sa raison, ces deux composantes indispensables pour faire de l’homme un « humain » et pour que « nos démocraties ne deviennent pas les formes les plus achevées de l’esclavage ». C’est aussi pour défendre un théâtre qui ne soit pas « une boutique parmi d’autres sur le marché » qu’il écrit cette œuvre dérangeante mais percutante, qu’il invente cet univers encore fictionnel mais dont on sent bien la menace. L’humanité qu’il accorde même aux bourreaux, eux aussi victimes du système qu’ils incarnent, rend plus fort notre questionnement et nous laisse peu d’échappatoires.
Dans une langue construite avec précision, c’est un nouveau théâtre politique du XXIe siècle qui se présente à nos yeux, un théâtre de l’engagement, du refus de la marchandisation. Un théâtre qui propose des armes nouvelles pour ceux qui ne veulent pas s’aveugler.
Jean-François Perrier
Naître est la troisième pièce d’une tétralogie dont les deux premiers volets, Café et Le Crime du XXIe siècle, ont été créés et mis en scène par Alain Françon au Théâtre National de la Colline en 2000 et 2001. Edward Bond vient d’achever Les Gens, la pièce qui doit clôturer le cycle.
La première pièce, Café, est située pendant la Deuxième Guerre mondiale. C’est une façon d’ancrer le problème central de la tétralogie dans notre temps. La deuxième pièce, Le Crime du XXIe siècle, est située dans le futur et montre ce qui pourrait arriver si nos conflits et notre incompréhension du monde actuel ne trouvaient pas de solutions.
La troisième pièce, Naître, est située dans le présent et dans le futur de façon à examiner l’ensemble du problème. La dernière pièce, Les Gens, est de nouveau située dans le futur. Chacune des trois dernières pièces s’intègre dans un seul geste de compréhension qui trouve son accomplissement avec Les Gens. Là, il y a une résolution - mais elle n’advient qu’au prix d’une confrontation au problème dans son entier.
Les pièces mettent en scène un archétype de "famille" qui se bat et tente de survivre dans une société en train de se détruire par la violence qu’elle exerce contre elle-même pour ne pas disparaître. Dans chaque pièce, la figure de chacun des membres de cette "famille" change. Par exemple, dans Le Crime du XXIe siècle, le "Fils" est un hors-la loi, dans Naître, il est dans l’armée. Dans le Crime, la "Mère" est une infanticide, dans Naître, elle est une source inépuisable de réparation et de secours. En déplaçant le rôle des figures familiales, ces changements portent la tétralogie au plus près de son problème central et des paradoxes qu’elle fait naître.
Dans chaque pièce, il y a un acte - une image - de violence. (Comment traiter de notre temps sans parler de sa violence ?) Mais la violence ne vient jamais de la haine ni des éventuels bénéfices qu’on attribue habituellement à la vengeance, au vol ou au viol. Dans Naître, la violence surgit d’une question obsédante. Quand on a demandé à l’auteur de faire un commentaire sur cette question, il a répondu en plaisantant : "Combien y a-t-il d’allumettes dans cette boite d’allumettes ? - ou bien demandez à Lear, Hamlet, Phèdre ou Médée ce qu’est leur question." Une pièce doit avant tout permettre au public de comprendre pourquoi un personnage tragique pose la question qui est la sienne - afin qu’il puisse, de cette façon, en faire sa propre question. L’espace de la tétralogie permet à cette question de revenir aux problèmes fondamentaux qui font que les civilisations s’érigent ou s’effondrent, et la pièce se passe dans un futur qui n’est pas si lointain. La question est celle que pose le théâtre lui-même.
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