Homme à peine déjà parti, déjà revenu d’entre les morts
Et les rossignols chantent…
Homme à peine déjà parti, déjà revenu d’entre les morts. Qui parle à ce moment-là. Dans l’entre-deux. Qui rejoue pour des spectateurs et avec une femme, sa femme, des épisodes d’un rituel glacé, précis. Un rituel de gestes et de paroles, mis en scène dans tous ses détails, dans une affirmation paradoxale de la parole qui proclamerait sa disparition et la nécessité de sa disparition pour une autre langue encore inouïe. Dans un silence plein de voix, LA PAROLE NON DITE CHERCHAIT A PRENDRE PLACE, est-il écrit dans une de ces phrases en capitales qui traversent le texte, comme un leitmotiv. Une des approches possibles d’une pièce que j’ai lue et relue et qui demeure encore énigmatique, donnant le désir de la reprendre encore, d’y revenir, de la relire autrement. Peut-être tenter d’ouvrir les yeux …
comme ces soldats, […]
qui sont entrés les premiers par-delà les barbelés d’un lager…
Et là leurs yeux…
Entre l’ici-maintenant, la mécanique de la précision des corps et de la langue, la chosification de l’autre qui pourrait n’être plus que la forme où pourrait s’exprimer l’amour et l’ailleurs d’une parole lyrique, poétique de paysages enfantins, perdus, disparus, comme ces arbres qui aujourd’hui n’existent plus, les mûriers, la tension d’un chant, d’une mélopée, qui ferait penser tout autant à Sade qu’au récitatif du grand combat de Tancrède et Clorinde de Monteverdi, d’après Torquato Tasso.
Une ultime tentative d’explication et de parole entre la mort et la mort (le temps d’un suspens, d’une pause musicale), dans cet instant où tout pourrait se dire et où plus rien d’une certaine façon n’aurait d’importance. Il n’y aurait plus, à ce moment-là, de « scène » possible, d’affrontement psychologique, mais simplement des corps allant vers le corps, langue de la chair affirmée au moment même où elle s’effondre, disparaît, se détruit.
Dans cet épuisement des corps, du corps de celui ou de celle qui continuent à parler, il n’y a plus de langue de communication où tout irait de soi dans « l’échange ». Non. Seulement deux paroles dressées affirmant l’inhumanité et donnant à saisir, paradoxalement, ce que pourrait être l’humanité d’une relation, l’humanité d’une parole débarrassée de la tacticité. Et à ce moment-là, plus d’enfermement, de réduction, d’interprétation, de « prise » possible sociologique ou psychologique. Non. L’énigme du poème et le scandale radical de cette énigme. L’émotion, qui surgit, de surcroît, malgré elle. Jamais sollicitée ou arrachée. Donnée.
Eugène Durif
Pier Paolo Pasolini donne comme clef de sa production poétique l’expression : Ab gioia. Le rossignol qui chante ab gioia : de joie, par joie.
Et c’est cette expression prise en dehors de toute détermination et explication culturelle que j’aimerais retrouver dans Orgia. Par sa structure et sa thématique, Orgia nous renvoie à la tragédie antique, mais aussi bien à la Divine Comédie de Dante ou aux gisants peints par Mantegna. Orgia est un chant mythologique. J’y entends la difficulté que l’être humain a à communiquer dès que la structure de communication dépasse la structure déterminée de sa pensée. Un élément m’a surpris à la première lecture du texte. Dans le premier Épisode entre l’Homme et la Femme, une expression mise en majuscule revient constamment :
EPPURE NESSUNO PARLAVA / Et pourtant personne ne parlait.
Cette phrase, portée en avant, m’a permis de lire Orgia en évacuant toute l’emprise psychologique des personnages qui nuit à l’action vitale des mots. Quelle est donc la situation d’énonciation possible pour faire entendre ce Théâtre de Parole ? Il n’y a dans le texte aucune indication de décor. Tout lieu peut donc se prêter au rituel de la Parole, à condition toutefois, qu’il permette le rituel. J’ai découvert un lieu au travers du rêve. C’était un lieu d’Abîme où quelqu’un « prit ma main dans la sienne, d’un air joyeux qui me réconforta, il me fit pénétrer dans le monde du mystère(1) ». Un Homme perdu s’y enfonçait et dans sa chute, il était accompagné par des organismes primitifs et lumineux - âmes mortes errantes et métamorphosées d’autres Hommes perdus. J’ai voulu que l’espace scénographique, par le biais du système Daedalus (2), retrouve ce lieu et cette idée d’enfoncement dont parle Dante. Ainsi les organismes artificiels que nous avons conçus sont les véhicules mystérieux d’une parole qui essaye de vaincre la malédiction de sa solitude en surmontant son incapacité à communiquer.
Jean Lambert-Wild
1. Extrait du Chant III de L’Enfer de La Divine Comédie de Dante.
2. Le système Daedalus est une interaction diffuse entre des comédiens et des organismes artificiels modélisés et conçus à partir d’algorithmes inspirés d’organismes vivants au fond des océans. Nous nommons ces organismes artificiels des Posydones. Ils sont divisés en deux espèces dotées de comportements spécifiques : les Apharias et les Hyssards. Pour mettre en place le système Daedalus, nous avons utilisé les techniques des systèmes multi-agents. Chaque Posydone est donc un agent, c’est-à-dire une entité qui évolue dans un environnement. Elle est capable de percevoir et d’agir dans cet environnement. Elle peut communiquer avec d’autres agents, et possède un comportement autonome. Par ailleurs les états physiologiques des comédiens sont enregistrés par un ensemble de capteurs dont les informations agissent sur le comportement des Posydones. La visualisation de ces organismes artificiels en 3D dans l’espace scénique est rendue possible par l’utilisation d’un moteur d’animation 3D temps réel (AAASeed) ainsi que par une illusion d’optique basée sur un phénomène de catoptrique.
pièce superbe, fascinante, dérangeante, mise en scène avec des effets spéciaux d'une beauté à couper le souffle, texte très fort. bravo !
pièce superbe, fascinante, dérangeante, mise en scène avec des effets spéciaux d'une beauté à couper le souffle, texte très fort. bravo !
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