Il y a quatre ans, l’Allemagne célébrait les 20 ans de la chute du mur de Berlin. La ville amorçait une nouvelle ère et se dessinait, à coup de grands travaux, un nouveau visage. On dit qu’il fait bon vivre à Berlin, nombre d’artistes français s’y installent, trouvant là-bas un espace et une douceur de vivre qui fait défaut de ce côté-ci du Rhin. L’Allemagne réunifiée veut tourner une page, et l’Europe avec elle. Mais si le film de Florian Henckel von Donnersmarck La vie des autres (Das Leben der Anderen) a remporté un tel succès en 2007, c’est bien que la page n’est pas tournée et que ceux qui ont vécu, de près ou de loin, cette Allemagne communiste ont encore des choses à nous dire.
C’est pour les entendre que Françoise Lepoix est partie à Berlin, rencontrer des femmes et des hommes qui ont connu cette Allemagne et qui la décrivent. Mais l’histoire qu’ils racontent, c’est autour de la figure d’Anna Seghers qu’elle se construit. Cette femme a connu les espoirs et les souffrances de toute une génération, elle est une des premières à les avoir transcrits dans ses livres. Elle est une figure exemplaire de cette période de l’Allemagne qui est sur le point d’être effacée. Le spectacle sera fait de fragments, de paroles recueillies, d’extraits de journaux, de lettres. A travers le portrait de Seghers, il soulèvera de multiples questions : Qu’est-ce que c’était, le communisme réel ? Qu’est-ce que c’était, être une artiste dans un pays comme la RDA ? Jusqu’à quand a-t-elle été dans la compromission ?
L’idée pour Françoise Lepoix, à travers ce théâtre documentaire, à travers ces rencontres était de trouver un écho à ses propres questions. Elle n’a jamais vécu en Allemagne, mais Berlin se trouve être l’épicentre de l’histoire qui nous constitue. La figure de Seghers, son exil, sa connaissance des Antilles – sans eux, nous ne tiendrons pas - porte les questions que sa génération, 20 ans en 1968, a eu en héritage. Il s’agit d’évoquer une époque, une lutte, des valeurs, de faire retour sur une vie pour savoir sur quoi et à partir de quoi nous pouvons construire le futur. Il n’y a aucune nostalgie, mais parler du passé, de ses ombres, est aussi une manière d’oeuvrer dans le présent, et il s’agit de le faire ici à travers la figure d’une artiste. C’est bien de construction de soi aussi dont il s’agit, d’une femme en miroir avec une autre femme.
« Documentaire et poétique, riche et vivant, le théâtre de Françoise Lepoix s'ouvre vers de vastes horizons par le prisme de cette Autre qu'elle rencontre. Ce vibrant hommage rendu à Anna Seghers est autant une quête de soi qu'une invitation au voyage, réel et imaginaire, par la lecture et l'histoire, dans le passé et le présent... Une source d'émulation pour la curiosité de l'esprit. » Sophie Lespiaux, blog Une chambre à soi
Le 4 septembre 2009
Je partais vivre à Berlin pour quatre mois ; j’avais obtenu une bourse de CulturesFrance dans le cadre du programme « Villa Médicis hors les Murs ». L’objectif de mon séjour berlinois était de tracer les contours d’un portrait singulier et personnel d’Anna Seghers, femme écrivain dans la RDA, dont la vie et l’oeuvre traverse le XXème siècle. Une recherche dramaturgique et un projet d’écriture pour une future mise en scène. Berlin de septembre 2009 à janvier 2010 Dans le Berlin d’aujourd’hui, je cherche les traces, celles d’Anna Seghers et celles de la RDA. Je tiens un journal de bord. Grâce à Hélène Roussel, j’ai de nombreux contacts à Berlin. Avec mon petit magnétophone, je réalise des entretiens, en français, avec des femmes qui ont vécu en RDA : Monika, Hannah, Kristin, Gesine, Eva, et aussi Vincent et Maurice ; tous ont travaillé sur l’oeuvre d’Anna Seghers, mais ils connaissent aussi Brecht, Weigel, Heiner Müller, Sartre… Je me rends souvent aux archives, intuitivement je sélectionne. Isabelle Rèbre (auteur et dramaturge) et Hélène Roussel viennent me rendre visite à Berlin : elles contribueront au partage et à l’avancée du projet.
Paris – février 2010 : construction d’un « matériau-texte »
Un montage qui croise entretiens, notes, documents trouvés aux archives. Ce « matériau-texte » évoque Berlin, aujourd’hui, de l’automne au grand hiver, à travers des visages, des récits, des lieux, à partir desquels se dessine la figure d’Anna Seghers. C’est aussi une interrogation sur le communisme, rêvé et réel. C’est enfin un retour sur l’engagement des artistes d’après la deuxième guerre mondiale.
Berlin - mai 2010
Lecture bilingue du premier Portrait Anna Seghers : Françoise Lepoix – Aurélie Youlia - Institut Français de Berlin. Rencontre du public allemand avec le travail d’une Française sur une auteure « allemande, juive, communiste, antifasciste, femme, mère… »
Paris juin 2010
Mise en espace : Françoise Lepoix, Aurélie Youlia, Isabelle Rèbre - Musique Stan Valette - Théâtre Paris-Villette. Première étape d’une mise en scène.
Un récit partagé par deux actrices et un musicien.
« Ce n’est pas que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé. Une image, au contraire, est ce en quoi l’Autrefois fulgure avec le Maintenant pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt. Car, tandis que la relation du présent avec le passé est purement temporelle, continue, celle de l’Autrefois avec le Maintenant est dialectique : ce n’est pas un développement, mais une image, saccadée. Seules les images dialectiques sont des images authentiques (c’est à dire non archaïques) ; et l’endroit où on les rencontre est le langage. » Walter Benjamin
D’un côté du plateau, une vingtaine de chaises disposées en rang.
Une table de régie, une guitare électrique, des câbles, des micros sur pied, des projecteurs
De l’autre côté, une seule chaise
Au fond, une longue table de bois : des livres, des dossiers, une lampe, du café…
Au mur, une image et un tableau noir
Un lieu public (théâtre, salle des fêtes, salle de réunion ?) que les trois protagonistes du spectacle (un homme et deux femmes) ont investi, architecturé.
La narratrice - Françoise Lepoix - écoute sa voix, son journal berlinois, dans le brouillage d’un petit magnétophone. Elle fait part à ses partenaires et au public de ses découvertes, de ses sensations, de ses rencontres, de son voyage, dans l’espace et le temps.
Le musicien - Stan Valette - fait naître des images sonores qui forment le paysage de la ville, entre enregistrements urbains et guitare électrique.
Une autre femme, Aurélie Youlia, née en Allemagne dans les années soixante-dix, fait entendre et donne corps aux mots des autres, aux témoignages recueillis à Berlin. Elle est la figure d’une femme allemande et elle sera tour à tour Monika, Hannah, Kristin, Gesine, Eva… mais aussi un instant, Simone de Beauvoir. Actrice bilingue, elle joue des langues allemande et française.
Les mots d’Anna Seghers, de Heiner Müller, de Christa Wolf… les extraits littéraires et les documents d’archives (essentiellement des correspondances) sont pris tour à tour, ou ensemble par les trois protagonistes. Une esthétique de fragments, de moments, de collage. Théâtre et musique conversent, convergent et confluent. Le documentaire s’évade vers le poétique
« Ce que j’aime chez Seghers, c’est la capacité qu’elle a d’écrire à la fois réaliste et poétique, elle peut prendre les contes, les mythes et les rendre totalement fantastiques et contemporains »
Passage Molière - 157, rue Saint Martin 75003 Paris