Un combat entre le vice et la pureté
Note d'intention
Dans Pour Lucrèce, Giraudoux nous présente un étrange et dramatique combat entre le vice, incarné par la belle Paola, sensuelle et débauchée, et la pureté, symbolisée par la jeune, implacable et naïve Lucile, femme du Procureur de la République Lionel Blanchard, arrivé récemment dans la ville d'Aix en Provence où se situe l'action.
Lucile, par amour de la pureté, révèle à Armand la vie de débauche de sa femme Paola, provoquant ainsi la rupture du couple. Par une machination infernale de Paola, Lucile croit avoir été violée dans son sommeil par le comte Marcellus, débauché notoire. Ce faux viol conduira Lucile, dans son exigence de pureté absolue, au désespoir et à la mort.
A une époque où l’image et le quotidien sont omniprésents, où le “reportage” a remplacé l’art de l’écriture, où le langage est de moins en moins existant, il nous a paru important de révéler au public une oeuvre peu connue de Jean Giraudoux, différente de La Guerre de Troie, Electre ou Ondine.
Mais, comment aborder l’oeuvre Pour Lucrèce ? Tout d’abord, bien que souhaitant laisser la pièce dans le contexte de l’époque, nous avons procédé à un allégement du texte, afin de le rendre plus perceptible aux spectateurs d’aujourd’hui. Le style de Giraudoux lui est propre -aucun auteur dramatique n’écrit comme lui. Il s’agissait d’en garder l’élégance et la particularité, tout en évitant une certaine prolixité habituelle aux oeuvres de cette époque. Nous avons resséré certaines scènes, coupé quelques autres, éclairé les phrases un peu obscures en respectant au mieux la magie poétique qui émane de cette langue si personnelle.
Jean Giraudoux a placé l’action sous le règne de Napoléon III -société bourgeoise, de morale rigoureuse- nécessaire à l’intrigue. Nous avons préféré la rapprocher de notre temps pour éviter le côté théâtral des costumes et du décor. Toutefois, il est impossible de la situer à l’époque contemporaine, le contexte social étant trop différent de notre société actuelle. Nous choisirons un temps d’avant guerre, 1910 par exemple, ou d’après guerre, 1925 ou 1930, moments de société très structurée où une certaine libération de la femme commence à se faire jour. Pas de réelle reconstitution - une évocation d’une époque passée.
L’action est située dans trois lieux différents, mais nous optons pour une sorte de lieu unique qui évoquera Aix en Provence par les tons de pierre ocre et l’enfermement de la province par la hauteur des murs qui cernent l’espace scénique. Quelques détails nous transporteront d’un endroit à l’autre sans réalisme, la lumière, les couleurs, nous amèneront du lieu aimable du premier acte jusqu’à l’austérité tragique du troisième acte.
Nous avons condensé trois rôles en un seul, personnage qui représente le destin, toujours présent à un moment crucial de l’action : le serveur, le valet de chambre, le greffier sorte de deus ex machina qui nous fait passer d’un endroit à un autre, assurant les changements de décor dans un simple baisser de lumière. L’accompagnement sonore sera fait par des bruitages, vent dans les arbres, oiseaux, fontaines, cigales, bruits de la nature toujours si présente dans l’oeuvre de l’auteur. Un son grêle de boîte à musique servira de contraste dérisoire à ce duel de la vengeance et de la mort.
Les déplacements seront fluides, une sorte de circulation en harmonie avec la magie du style giralducien, tout en recherchant avec les acteurs la violence et l’intensité souvent peu révélée chez Giraudoux. A travers une intrigue qui peut tenir les spectateurs en haleine et au-delà de l’action théâtrale, nous tenterons de rendre sensible la vérité profonde, la lucidité, l’introspection de ces êtres que mènent au désespoir et à la profonde connaissance de soi.
Silences, écoute, recherche du rythme intérieur, combat de la pureté et du vice. Nous ne réactualisons pas la pièce mais nous tenterons de montrer à quel point une grande oeuvre est toujours actuelle puisqu’elle révèle l’homme à lui-même.
Si, chez Giraudoux, les personnages s’affrontent par le verbe avec ce style si poétiquement personnel, dans cette oeuvre, l’intrigue, dont souvent l’auteur se soucie peu, est aussi existante que la forme. Le travail qui nous a tenté est d’oublier -si l’on peut dire- Giraudoux pour rechercher, au-delà de la langue, la vérité profonde qui habite les personnages : c’est une oeuvre qui nous a tout de suite rappelé Théorème de Pasolini.
Lucile (alias Lucrèce), par sa soif de pureté, par son intransigeance inconsciente, fait éclater la révélation de la vraie nature des quatre protagonistes. Ils étaient heureux, tranquilles, confortables dans leur lâcheté et leurs habitudes, mais la volonté d’absolu de la jeune femme va apporter le malheur et la mort. Antigone n’est pas loin qui déstabilise la Cité : cette aimable petite ville d’Aix en Provence ne sera jamais plus la même après le ravage de la pureté.
Pièce sur le fanatisme, sur l’éducation étroite et bornée, sur la différence profonde de nature entre l’homme et la femme, sur le besoin d’émancipation des femmes dans une société érigée par les hommes, sur le rêve de l’enfance qui meurt confrontée à la réalité cruelle des adultes et à leurs compromissions. tout cela nous a semblé de tous les temps, essentiel à toutes les époques... comme dans le film de Pasolini, l’arrivée de cet être d’une autre morale apportera la révélation des personnages à eux-mêmes en même temps que la liberté et le malheur.
Odile Mallet & Geneviève Brunet
20, avenue Marc Sangnier 75014 Paris