Jon Fosse est un mélancolique
L’essentiel de la vie et du cœur
Thèmes des pièces de Jon Fosse
Un théâtre du doute et de l'indécision
Jon Fosse est un mélancolique. Certes.
La mélancolie, on le sait, c'est l'humeur noire ; mais c'est aussi, comme l'a montré une brillante exposition à elle consacrée, un questionnement crucial sur le monde : « La grandeur de l'homme aujourd'hui comme hier est dans sa déchirure. C'est le mal de vivre qui nous donne la raison de vivre et la passion de créer. Les slogans mille fois répétés d'une société "positive" sont infiniment désespérants et fabriquent chaque matin des millions de dépressifs. Il est temps de recommencer à réfléchir et à vivre », souligne admirablement Jean Clair, organisateur de la dite exposition.
Cette invitation à réfléchir et à vivre est celle-là même qui marque l'œuvre de Jon Fosse, bien au-delà des clichés en usage sur le vague à l'âme des pays nordiques. Rien de morbide dans cette œuvre si singulière, mais une sensibilité particulière, une attention aiguë, à tout ce qui fait problème dans nos vies de tous les jours : la pérennité du couple, le désir d'enfant, la difficulté d'être père, la réalité de l'amour…
Il y a curieusement dans l'écriture de Jon Fosse, qu'on pourrait trop hâtivement qualifier de "métaphysique" tant la fuite du temps, la vanité des choses, la fugacité des sentiments s'y font constamment sentir, une dimension extrêmement concrète. Au-delà de l'angoisse propre à la condition humaine, il peint par touches légères, avec une exemplaire économie de moyens et des mots d'une irradiante poésie, quelque chose comme un état du siècle, un état du monde. Et nous lui sommes infiniment reconnaissants de cette approche sensible qui, entre onirisme et réalisme, loin de toute vérité assénée, nous permet de réfléchir aux temps de grands chambardements qui sont les nôtres.
René Loyon
« Mais rien ne peut être dit
Tout était là dans le présent
Et si on le dit
Il n'en reste rien »
Jon Fosse,
Rêve d’automne
Un banc, dans un cimetière, à l’automne. Tout est dit et rien n’est dit : en temps réel, en temps rêvé, entre un homme et une femme une rencontre se produit, se défait, revit et meurt. Seuls au monde, pourrait-on croire. Non, ce moment - toute une vie dans une goutte de temps - est tiré vers le passé par la présence des parents de l’homme, et de sa première femme, et sans avenir, tiré vers la mort.
Cinq voix, cinq personnes - car Jon Fosse est assez attentif aux personnages qui viennent le visiter pour les traiter en personnes -, en temps réel, disent la banalité de la vie, au présent, avec tous ses abîmes. « Maintenant, maintenant, c’est l’heure ! » Laquelle ? Les temps de chacun glissent les uns sur les autres, sans se mêler, en une vie profonde qui envisagerait la mort presque sereinement. Chacun pour soi, décalé, parfois à côté de l’autre, le temps - vacillant - d’un malentendu - ironie du sort - ou d’une rencontre.
Jon Fosse n’a pas son pareil pour faire tenir dans le langage le plus banal, le plus pudique, l’essentiel de la vie et du cœur, avec une grande méfiance des sentiments. Marguerite Duras a parfois touché à cette grâce. Mais c’est du côté de Tchekhov qu’il faut aller chercher, le doigt dans la plaie d’un monde qui se défait, cette sorte d’humour navré.
Christine Friedel
Par la Compagnie René Loyon. Le texte est traduit du norvégien par Terje Sinding. L'Arche est éditeur et agent du texte représenté.
Ce qui caractérise le théâtre de Fosse, c'est son style minimaliste, dense et répétitif, à mi-chemin entre le réalisme et l'absurde, dont le langage poétique n'est jamais très loin. Ses pièces explorent les relations - ou l'absence de relations - entre les gens, le plus souvent plongés dans des situations existentielles hors du commun.
A l'origine, il y a la séparation. Les protagonistes des pièces de Fosse évoluent dans un espace séparé du monde, en apesanteur ou en apnée. Ils ont, pour la plupart, des liens familiaux. Sur le plateau, ils sont peu nombreux, pas plus de six, jamais ensemble.
A l'origine, il y a la famille. La famille qui devrait servir de refuge et d'appui aux parents-enfants, n'est qu'un lieu vide où l'on ne peut trouver de réponse puisque les questions n'arrivent pas à être posées. Le lieu séparé.
Les pièces de Fosse se terminent sur la levée. Si chez les classiques l'action, ou le drame, a lieu sur le plateau et qu'au tournant de ce siècle l'action a eu lieu avant la représentation et qu'il s'agit d'en démêler les fils, chez Fosse, comme chez Beckett peut-être, elle n'existe pas ou alors plus tard, ailleurs, en dehors des protagonistes qui n'en sont plus (que peuvent-ils changer au monde ?). Mais "ça", malgré tout, continue. Les êtres qui habitent ces pièces ne semblent jamais réellement s'atteindre ; subissant la situation plutôt qu'agissant sur elle. Il y a bien sûr dans cet univers un écho au désarroi qui nous agite quant à notre capacité à agir sur le monde, sur les autres, sur nous-mêmes. Une interrogation sur la cellule qui crée les êtres nouveaux.
Entretien avec Terje Sinding, traducteur.
Yannic Mancel :
On vous connaît comme traducteur d'Ibsen, notamment de cette belle édition par l'Imprimerie Nationale des douze dernières pièces du maître fondateur de la dramaturgie norvégienne. Comment êtes-vous devenu par la suite le passeur quasi exclusif des œuvres de Jon Fosse en France ?
Terje Sinding :
Comme tout émigré vivant dans un pays étranger, je lis la presse norvégienne. J'y avais lu des comptes rendus de la toute première pièce de Jon Fosse et avais aussitôt demandé à une amie norvégienne, dramaturge dans un théâtre important, de m'envoyer ce texte : il s'agissait de Quelqu'un va venir, le premier que j'ai traduit et qui fut aussi le premier créé en France. Aujourd'hui j'ai traduit une douzaine de pièces et trois romans.
Y.M. :
Fosse est l'auteur d'un essai sur Ibsen auquel les Norvégiens semblent accorder une certaine importance. Existe-t-il, comme on le lit parfois, une filiation littéraire et théâtrale entre Jon Fosse et son grand ancêtre ?
T.S. :
Je pense qu'elle est assez souterraine. La forme de l'écriture est très différente : celle de Fosse est beaucoup plus concise, plus épurée, réduite au strict essentiel. Pourtant, on peut trouver des similitudes dans la thématique : la famille, le couple, les relations parents/enfants…
Y.M.:
On dit parfois que le théâtre de Fosse tenterait de concilier un fort enracinement social, concret, et une tentation métaphysique abstraite, qui lui donneraient une double portée, philosophique et politique. Qu'en pensez-vous ?
T.S. Je ne crois pas que ces deux objectifs fassent partie de son projet d'écriture, même s'ils se retrouvent indirectement, et pour une part, présents dans les œuvres. Je crois surtout que Jon Fosse s'intéresse aux histoires d'amour et de mort, et aux personnages qui sont porteurs de ces histoires.
Y.M.
: Vous évoquiez cette obsession stylistique de la répétition. Peut-on lui attribuer un sens ?
T.S. :
Ce qui me frappe d'emblée, c'est leur qualité musicale. Fosse ne pourrait pas se passer de musique. Il faut savoir qu'adolescent, au lycée, il animait un groupe rock, et qu'il n'a abandonné la musique que pour se consacrer à l'écriture. On pourrait hasarder que l'écriture a désormais pris la place qu'occupait auparavant dans sa vie la musique. Aujourd'hui, c'est un auditeur passionné de musique baroque. Petite anecdote : lorsqu'il écrivait Les Variations sur la mort, il écoutait en boucle les Variations Goldberg de Bach qui, de son propre aveu, ont eu pour ce texte une vertu inspiratrice.
Lille-Montpellier, le 27 septembre 2005
16, rue Georgette Agutte 75018 Paris