Une aventure amoureuse et musicale
La révolution peut avoir lieu
Manifeste des années quatre-vingt
Tous les amoureux s’appellent Roméo et Juliette. Avant même de se connaître, ils sont Roméo et Juliette, ceux qui se cherchent à travers le temps et le vaste monde. Que la rencontre advienne, et les amants transforment le hasard en nécessité. L’univers tournera autour d’eux, qui remontent le cours de l’Histoire pour mieux s’étreindre. L’amour n’est-il pas fait d’enthousiasmes, comme les révolutions ? De peurs fascinantes, comme les grandes découvertes ? Au terme du voyage, la dualité veut être résolue. Surgissant parmi les bruissements de l’Histoire s’élèveront alors deux voix confondues : le duo, car les amoureux réinventent aussi l’harmonie.
Premier opéra de Pascal Dusapin, Roméo & Juliette raconte une aventure amoureuse et musicale, intime et universelle, qui transcende le modèle littéraire et la tradition lyrique pour parler, toujours, le langage d’aujourd’hui.
Opéra en neuf numéros de Pascal Dusapin sur un livret d’Olivier Cadiot
Créé au Festival de Radio France et Montpellier, le 10 juillet 1989
Direction musicale : Alain Altinoglu
Dramaturgie : Marion Stoufflet
Direction du choeur : Laurence Equilbey
Chef de choeur associé : Nicolas Kruger
Chef de chant : Thomas Pallmer
Quatuor vocal : Caroline Chassany, Valérie Rio, Jean-Paul Bonnevalle, Paul-Alexandre Dubois
Avec Accentus et l'Orchestre de Paris.
Tout débute au petit matin avec ce rêve d’un Eden où commence une histoire d’amour. Roméo et Juliette se rencontrent sous le regard de Bill, Juliette tente de réveiller Roméo, de lui faire prendre les armes, il serait temps de faire la révolution. Ils sont encore seuls, soustraits au reste du monde, comme sur une île déserte où l’on pourrait tout recommencer. Mais Bill les a précédés, tel un Robinson échoué avant qu’ils n’abordent, il s’est fait le dépositaire d’une culture, d’une civilisation dont Roméo et Juliette s’apprêtent à revivre l’histoire, à reprendre certains chemins. Inventaire/Invention. Et si, au moment où s’écrit un opéra contemporain, où le genre se refonde dans sa modernité, on rencontrait la figure de celui qui, jeté seul coupé du monde, en était venu à recréer la culture dont il portait malgré tout la mémoire. Bill, c’est aussi une figure de l’auteur, Roméo et Juliette rencontrent Shakespeare, entre alouette et rossignol, on revisite la scène du balcon au pied d’un arbre ; et cet arbre c’est aussi l’arbre de la révolution, de la liberté.
Dans cet opéra en neuf numéros, Bill serait en fait le premier témoin, actif, des aspirations amoureuses, révolutionnaires, et opératiques, de Roméo et Juliette - de leur désir, plastique, d’être ensemble. Et c’est précisément dans ce désir d’être ensemble que s’articulent les points de vue amoureux, révolutionnaire et opératique : être ensemble, c’est un projet qui traverse les champs intime, politique, et esthétique : comment s’assembler, dire ensemble, chanter ensemble ?
Mais l’histoire de Roméo et Juliette a déjà été écrite on la connaît. La Révolution a déjà eu lieu. Et l’opéra s’inscrit dans sa propre histoire. On ne part pas de rien, pas de tabula rasa. Nous ne sommes pas dans le cadre d’un récit de fondation sans ailleurs et jamais joué avant. D’où une traversée des genres à quoi se livrent la musique et son livret. Et ce sont ces traces qui remettent en jeu l’imaginaire commun, réminiscences ; les événements et leurs représentations.
Tout se joue le temps d’une révolution solaire, du lever au coucher du jour. Tout s’organise autour de la Révolution Française, changement de régime historique. Et la mécanique lyrique que met en place cet opéra s’empare et dispose de matériaux qui viennent prendre sens à vue, entre cut-up, micro-installations qui peuvent aussitôt se défaire - un poème ne vient jamais seul -, et une fiction à dérouler. L’opéra est troué en son centre par une pièce orchestrale, la Révolution, qui semble partager le temps en un Avant et un Après - mais quoi de neuf dans le Nouveau Monde ?
En fait chaque numéro boucle la totalité de l’opéra, comme en accéléré parfois, on a presque des miniatures. Et sur l’ensemble de cet opéra, on a la sensation du collage, du montage, autant que de la continuité. Versatilité, problèmes d’échelle et de vitesse, nous sommes toujours mal réglés. D’ailleurs, on ne cesse d’y perdre sa langue – et pas seulement lorsqu’on se tait. Car dans la langue composite et sans hiérarchie de Roméo & Juliette, langue rendue à sa matérialité par la musique aussi, on peut passer de l’anglais au français, et de la « haute culture », littérature, citations, (la première réplique de Juliette est par exemple tissée de Chateaubriand et de Boileau) au babil enfantin, au bégaiement, cela jusqu’à l’aphasie de la fin.
Mais parce qu’à deux, on est déjà un monde que l’on fait masse, que l’intime n’est peut-être jamais vraiment privé, la révolution peut avoir lieu. Et l’opéra se chanter.
Roméo & Juliette est affaire de complicité. Elle est intrinsèque, organique, entre le compositeur et l’auteur du texte, Olivier Cadiot, dont les précédents écrits délivrent un univers de mémoires vives, de style épuré, de virtuosité de mots, privé de grandiloquence et d’affects. On ne peut discerner la modernité de Roméo & Juliette sans dégager d’abord la proximité sensuelle musique-texte, du mot et du timbre, du déroulement prosodique et du développement mélodique, du sens – et de son contraire l’abstraction – avec la structuration des masses sonores, des pleins et des vides, des déliés et des tenues. Il semble qu’au fur et à mesure que l’action s’est précisée et que s’est affirmé l’argument poétique, la musique a pris sa dimension vraie : en premier lieu dans le traitement vocal (choix des tessitures et de leurs limites, distribution des actions parlées et chantées, commentaire de l’une sur l’autre, calcul des effets, rapports géographiques des voix et des instruments, mixage et opposition), mais aussi dans la distribution dramaturgique de l’orchestre et du chœur qui accompagne, submerge, éclaire les interventions solistes ou les exclut purement et simplement (n°5, La révolution).
La poésie de Cadiot est une poésie du saisissement, de la capture. Dusapin l’inclut dans un site remarquable et musical. Il façonne le verbe « dans l’état » comme un plan sonore textuellement intelligible, il le résout dans une espèce de coulée très fluide, de laquelle échappent des décalages, des anfractuosités, dans laquelle se fondent les assises et prolongations – là où le texte s’évanouit à cause, par exemple, de glissandi, d’oscillations ou de pulsations qui soulignent sa présence par l’illusion de leurs déplacements. Et cette ligne est soudainement rompue par d’énergiques figures rythmiques qui font culminer les contrastes entre sens et figuration car à ce moment précis le sens se perd au bénéfice de la matière.
De cet assemblage parfaitement libre et mobile (parce qu’il contraint la contrainte), naît l’opéra : en général, si les livrets s’affirmaient autrement qu’en simple moteur dramatique, et en particulier, dans l’œuvre qui nous concerne puisque musique et texte ne s’expliquent pas l’un sans l’autre. Le fait de recourir à un texte original, commandé de surcroît à un poète plutôt qu’à un dramaturge, et non à l’adaptation d’un argument du patrimoine mythologique ou littéraire, désigne l’ambition de Roméo & Juliette. Il s’agit de faire œuvre de création pour les années quatre-vingt, de porter au-delà de tout post-modernisme les faits d’une actualité éternelle vers la frange abstraite de l’art : le politique, l’action, l’amour, leur rhétorique, leur langue, leurs codes, affirmés sans autre désir que de réinventer cette espèce d’infini où on retrouve - avant et après – un état similaire et la difficulté à l’énoncer, à le définir.
Dans cet esprit, Roméo & Juliette est classique. Parce que nourri d’utopie (le rêve conquérant de Roméo et de Juliette), d’initiation (apprendre à parler, à chanter), de découverte et d’illusion (la Révolution, ce monde nouveau), de dérision (sur le genre, sur le genre humain) et de banal (« Cette histoire est facile à comprendre… »). Parce que musicalement riche de tous les liens, de tous les errements revendiqués et des résultats de cette sûre exploration : de la première mesure à l’entrée de la clarinette solo sept minutes plus tard, on se trouve de plain-pied dans la multiplicité des arguments : l’orchestre traité en masse dense, ponctué de timbales martiales, affirmé par ses cuivres nourris d’histoire et animés d’un souffle conquérant, contrasté par ses cordes qui posent les lignes de fuite du vertige, énorme nappe océanique, scandée, trillée, rejoint plus loin par un chœur emblématique qui, finalement, va s’effacer, avec lui – par tout un jeu de relais – pour introduire et soutenir les voix de Juliette, puis de Roméo, puis de Bill. Dans ce calme apparemment recouvré, alors s’énoncent les effets : écho de trompettes avec sourdines dans la voix de Juliette, dérive des cordes en respiration (contrebasses) ou en lointain (glissandi des violons, registre extrême aigu plus tard), cascade de chœur, irisations micro-tonales des bois. Nous sommes au début, l’histoire nous est peu à peu dévoilée.
Roméo & Juliette est divisé en neuf numéros (Prologue, Le début, Le matin, Avant, La révolution, Après, Le soir, La fin, Epilogue) et symétriquement organisé autour de la pièce centrale tout entière consacrée à l’orchestre et aux forces révolutionnaires : la machine de guerre l’emporte sur le discours. Elle est introduite par deux numéros qui s’enchaînent : le premier vif et enlevé (n°3), mené par la clarinette contrebasse, emporté dans des éclats de voix, conduit à la gravité solennelle et magistrale du n°4. Il requiert tout l’effectif, tous les rôles (ici apparaissent les doubles Roméo 2 et Juliette 2), pour amener par vagues successives (nappes ascendantes de cordes, chœur assagi et posé) un bruyant cortège de cuivres, charge de cavalerie, attitude guerrière, dont la résolution en unisson de violoncelles, contrebasses, bassons et contrebasson issue des profondeurs précède l’éclaircie et la relâche. On retrouve dans les numéros 7, 8 et 9 une intention comparable : vaste mouvement d’énergies maximales d’abord, mettant en action des forces sauvages et brutales, resserrées dans un découpage rythmique intransigeant et une accumulation chromatique surchargée et, ensuite, lignes amples et aériennes figurant le repos d’un final pacifique et mystérieux, architecture de courbures et de proximités. Les numéros 2 et 6, chacun introduit par le quatuor vocal, figurent tous deux un étonnement préalable : au début de l’aventure (« Qui va là ?, Qui êtes-vous ? ») traité en touches alertes et fractionnées (n°2) et de la découverte de l’après révolution, ce nouveau monde symbolisé par les chants indiens (n°6) que Dusapin s’approprie, composant à partir de leurs modes, une complexe polyphonie à quatre voix, soutenue par la clarinette.
Transversalement, deux personnages ponctuent les événements poétiques et musicaux : Bill, le maître chanteur, metteur en scène taciturne dont les commentaires parlés se font dramatiques en fin d’ouvrage (n°8 : « Je sens mes forces revenir… ») ; le clarinettiste d’autre part, acteur sonore mais muet, distribue les cartes de ce jeu complexe et accompagne, obligado, les évolutions vocales. C’est à lui que revient le privilège de conclure, dans une note blanche et évanescente, l’épilogue de Roméo & Juliette.
Antoine Gindt, 1991 in CD Roméo & Juliette, Accord 201162 légèrement modifié et titré en février 2008.
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Entrée du Public Place Boiëldieu