Une fable politique
Brecht, auteur politique ou poète révolutionnaire ?
La parabole comme principe de distanciation
La piste du clown
Dans un pays imaginaire nommé Yahoo, de grands affrontements se préparent qui menacent l’ordre établi : une trop belle récolte, la surproduction, l’effondrement du cours du blé, et voilà les paysans qui prennent les armes contre les grands propriétaires et rejoignent les rangs de la Faucille - révolte paysanne - pour obtenir l’abolition des fermages. Que faire pour briser cette union et sauver la propriété privée ?
Le peuple réclame des têtes ? Mais on peut lui en donner ! Par bonheur pour les possédants, il n’y a pas au pays Yahoo que des pauvres et des riches, il y a aussi des Tchouques et des Tchiches, deux groupes ethniques différents par la forme du crâne, rond pour les uns, pointu pour les autres. Persuader les Tchouques que les responsables de tous leurs maux sont les Tchiches, c’est l’affaire d’Ibérine, l’idéologue, l’homme providentiel, le nouveau chef de l’Etat.
Des deux antagonismes, de race et de classe, lequel va prendre le pas sur l’autre ? Que vont faire les fermiers Tchouques comme Callas ? Pour leur malheur et celui de tous les exploités, ils vont tomber dans le piège tendu par le pouvoir, prendre l’ennemi imaginaire pour l’ennemi réel, et faire échouer l’effort lucide mais désormais isolé de la Faucille pour abolir l’exploitation en détruisant la société de classe.
Misséna : … Ibérine sait bien
Que, peu versé dans l’abstraction, le peuple cherche,
Du fond de sa misère, et de son impatience,
A mettre sur ses maux, un nom et un visage,
La figure connue d’une bête à deux pattes,
Ayant bouche et oreilles, et qu’on puisse croiser
Tous les jours dans la rue.
Têtes rondes et têtes pointues, Tableau 1
“Le théâtre théâtralise tout, il faut glisser constamment dans la gorge du théâtre ce que le théâtre ne peut digérer.” B. Brecht
La thèse qui enferme Brecht dans un schéma - anarchiste, anti-fasciste puis communiste stalinien - néglige, sans le vouloir, le poète lyrique et l’orfèvre du langage. Il y a chez Brecht, au départ, un choix et une volonté d’engagement, sans lesquels le message littéraire serait privé de destinataire. Dans la plupart de ses textes, Brecht travaille à la critique du monde capitaliste, mais le fascisme, qu’il combat davantage, reste pour lui un traumatisme qu’il essaie d’élucider à travers son oeuvre, car il y a quelque chose d’incompréhensible dans le fascisme.
Brecht est avant tout écrivain de théâtre. Et s’il réfléchit sur son art, c’est pour nous dire comment il conçoit le monde, quels rapports il entretient avec lui, ce que représente à ses yeux l’Etre humain. Si poésie et discours politique s’amalgament, intimement chez lui, c’est qu’il n’est pas concevable de distinguer le poète de l’homme. Brecht est engagé par la poésie et poète par engagement, et c’est au niveau du poète - créateur d’un théâtre épique pétri d’images - que j’ai choisi d’aborder la question de “l’homme politique”.
Têtes rondes et têtes pointues (écrite en 1933) n’est pas un document sur le fascisme car la pièce ne reproduit pas la réalité, c’est une parabole dramatique qui rejette au contraire la réalité contemporaine dans un “exotisme spatial ou temporel” afin de présenter les choses sous un habit, un déguisement insolite, qui force alors l’intérêt. Brecht définit la parabole comme une épure du réel, qui rend visibles les mécanismes cachés d’une structure sociale.
Dans Têtes rondes et têtes pointues il met à jour le mécanisme d’une mystification idéologique par le biais d’un “conte noir” dont les matériaux sont empruntés, entre autres, à Shakespeare, Kleist et Swift. Têtes rondes et têtes pointues doit beaucoup, en particulier, à Mesure pour Mesure. Brecht suit Shakespeare pas à pas pour ce qui est des personnages et des principales situations. S’il est bien question dans les deux pièces des efforts du pouvoir pour extirper la corruption qui ronge l’Etat, Shakespeare et Brecht ne s’entendent pas sur la nature de cette corruption. Chez Shakespeare, elle est morale, inhérente à la nature de l’homme. Chez Brecht, la corruption est sociale, inhérente à la nature d’une société divisée en classes antagonistes. Cette division entraîne un double point de vue :
- Pour les grands propriétaires, le mal est représenté par la Faucille (action révolutionnaire des paysans) ; c’est le mouvement qui dresse les exploités contre leurs exploiteurs. La corruption, c’est la révolte contre l’ordre établi.
- Pour les exploités, le mal est représenté par les grands propriétaires. La corruption, c’est l'exploitation de l’homme par l’homme.
Brecht reste prisonnier de la structure que lui offrait Shakespeare, celle du point de vue unique. De fait, on a l’impression que Brecht traite la fable des grands avec de temps en temps des incursions dans celle des paysans, nécessaires pour établir son deuxième point de vue. Le personnage et l’histoire du fermier Callas sont introduits de force dans le modèle que proposait Shakespeare. Avec la fable du fermier Callas, Brecht décrit le Voyage au bout de la nuit d’un exploité qui, par absence de réalisme politique, consomme sa perte dans la plus grande confusion.
“Se servir de Brecht sans le critiquer, c’est le trahir” déclarait Heiner Muller. En effet, la forme didactique et manichéenne, trop souvent reprochée à ses pièces, pourrait réduire la mise en scène à une vision simpliste. Aussi, la notion de distanciation - inhérente à l’ensemble de son oeuvre - offre une multitude de traitements possibles et s’illustre par l’emploi de pancartes écrites, d’annonces lumineuses, d’interprétation de chansons, etc. Tous ces éléments travaillent au détachement de l’action pour pouvoir la commenter, c’est pourquoi, le théâtre de Brecht ne doit jamais “compromettre” complètement le spectateur afin qu’il conserve un certain recul, pour émettre un jugement personnel. Le spectateur aime qu’on lui raconte une histoire, qu’on le fasse entrer dans une intimité à laquelle il peut s’identifier, tout en lui révélant le risible ou l’effrayant qui guette l’humaine condition.
Les thèmes soulevés par Têtes rondes et têtes pointues cristallisent à la fois un cauchemar et une mise en garde car ils se font l’écho d’un danger toujours possible. Il est donc nécessaire que le public d’aujourd’hui comprenne l’essentiel de ce que Brecht voulait exprimer : l’absurdité des guerres qui ne profitent qu’à ceux qui savent en tirer les bénéfices.
Avec cette oeuvre, Brecht réussit à nous présenter l’histoire sous un déguisement insolite en y introduisant amusement et comédie. Il ébranle les convictions et les certitudes avec humour et ironie et si l’on peut, aujourd’hui, rejouer cette pièce, c’est qu’elle semble s’adapter invariablement à l’évolution du temps et des cultures.
Brecht exigeait que l’on présente son théâtre comme un divertissement ; comment alors parler du fascisme et de l’absurdité des guerres en fuyant réalisme et tragédie ?
De cette réflexion est née la piste de cirque comme espace de jeu car l’art de la représentation dans le cercle contient un fond essentiel, celui de représenter la communauté au sens large. Le cercle ainsi pensé devient force symbolique, un rond presque clos capable d’accentuer ou d’attiser la menace. Seuls quelques accessoires sont utilisés à tour de rôle afin de symboliser la succession de lieux imposés par le récit. La scénographie, ainsi pensée, crée des espaces de jeux intemporels et soumet la pièce au principe de distanciation.
Le cirque est également défini par l’entrelacs de deux émotions universelles, la peur et le rire. Ces deux émotions sont ici le lien avec la pièce de Brecht, car l’auteur offre avec ce texte, une thématique forte qui puise ses racines dans la nature même du clown, et qui par extension, représente l’une des grandes tragédies humaines, à savoir l’oscillation perpétuelle entre, subir l’oppression ou devenir l’oppresseur. Le clown, dépourvu de rationalité, fonctionne spontanément sur le mode émotionnel. Tout comme les bouffons chez Shakespeare, les clowns cultivent depuis toujours l’art de dire des vérités au public et c’est cette complicité avec le spectateur qui est ici recherchée.
A partir d’un travail d’improvisations, axé sur l’univers du clown, nous avons cherché à extraire un code de jeu qui associe rire et émotion pour construire les personnages de la pièce. Mais pour les besoins et la compréhension de l’histoire, nous devions également différencier les deux groupes ethniques (les Tchouques et les Tchiches) qui peuplent le monde Yahoo. Aussi, l’univers du masque s’est rapidement imposé lors des répétitions car il offre d’une part, la possibilité aux 9 comédiens d’incarner les 30 protagonistes de l’histoire, et d’autre part, il permet d’élargir l’interprétation du comédien et de rendre essentiel le propos du personnage. Le masque précise les gestes du corps, le ton de la voix, il porte le texte au-dessus du quotidien.
L’univers musical, créé pour l’occasion, est inspiré de musiques traditionnelles de cirque et certaines chansons, figurant dans le texte original, sont interprétées sur le plateau par les acteurs. Le traitement choisi, d’une bande de clowns aux masques étranges évoluant sur une piste de cirque, révèle le caractère à la fois burlesque et tragique de l’oeuvre. Mais il n’en demeure pas moins que Têtes rondes et têtes pointues, en tant que conte philosophique, dépasse largement les limites de la réalité allemande des années 30 car la problématique raciste n’a qu’une valeur d’exemple. Ce qui importe en définitive, ce sont les lumières que la pièce apporte sur la fonction de l’idéologie dans une société de classe. Elle montre bien comment un état menacé dans son existence par une crise économique et sociale, s’efforce de travestir le réel, en lui substituant une réalité imaginaire, de manière à piéger la colère des opprimés.
Rejouer aujourd’hui Têtes rondes et têtes pointues, c’est replacer l’Homme au coeur d’une machinerie infernale, le forçant à se frayer un chemin entre l’ordre et le désordre, entre l’individuel et le collectif.
Philippe Awat
1, rue Simon Dereure 94200 Ivry-sur-Seine