Résumé
La pièce
Zweig dramaturge
L'histoire
Note de mise en scène
Le mari, la femme, et l’amant. Mais l’amant, ici, c’est le jeune général Bonaparte - et le mari trompé, un officier républicain qui entend ne rien céder au futur empereur. La petite histoire et la grande histoire se télescopent soudain…
Une galerie de personnages dignes des meilleurs romans de Zweig, pour une pièce palpitante où, pour un caprice, Bonaparte n’hésite pas à briser un homme.
Mais au-delà de l’anecdote, semble s’interroger l’auteur du Monde d’hier, n’est-ce pas les drames et les lubies de l’histoire moderne qui s’annoncent ?
Créée simultanément à Vienne, Breslau, Hanovre, Lübeck et Prague en avril 1930, Un Caprice de Bonaparte connaît un immense succès.
L’approche de la guerre interrompt la carrière de la pièce. C’est seulement en 1954 que sera publiée sa traduction en français par l’ami et “traducteur officiel” de Zweig : Alzir Hella. Mais, mystérieusement, on ne trouve trace d’aucune représentation à Paris ! La pièce fut donnée à Béthune, il y a une trentaine d’années. Depuis : rien…
Les représentations du Vingtième Théâtre seront ainsi la première occasion, pour les Parisiens du moins, de découvrir cette œuvre.
Si, en France, Stefan Zweig est surtout connu pour ses romans, il n’en a pas moins souvent écrit pour la scène. On connaît son célèbre
Volpone, ou son livret pour La Femme silencieuse de Strauss ; mais il écrivit plusieurs autres pièces .
La plupart d’entre elles sont publiées dans un volume de la collection Bouquins chez Laffont
(La Maison au bord de la Mer, Thersite, Jérémie, etc.).
Un Caprice de Bonaparte est édité chez Grasset.
Un Caprice de Bonaparte et Joseph Fouché : 1929
En 1929, l’Europe glisse vers le totalitarisme - et Zweig en est parfaitement conscient. Refusant de soutenir l’URSS, il voit la jeune République de Weimar et l’Autriche menacées par le fascisme, dans lequel l’Italie a déjà sombré.
Alors il s’interroge : qui sont ces hommes sur lesquels reposent les dictatures modernes ? D’où son Joseph Fouché.
Et puis : comment oublie-t-on les grands idéaux, comment glisse-t-on de la liberté vers la dictature ? On peut imaginer qu’en travaillant sur Fouché, Zweig découvre une anecdote : dix ans à peine après 1789, pour un caprice, une amourette, Bonaparte n’hésite pas à briser un officier de son armée, François Fourès.
Mais l’Ancien régime n’est plus : la méthode sera nouvelle. Détournement des lois, pressions psychologiques, police politique : c’est tout l’arsenal des dictatures modernes qui, pour la première fois, est mis en œuvre.
Et quoi de plus théâtral que ces scènes de séduction, d’affrontement, de rupture ou de menace ? Ce fut en tout cas, pour Zweig, l’occasion de renouer avec la tradition de Shakespeare ou de Hugo - celle d’un théâtre épique où le destin des héros et le cours de l’Histoire s’éclairent l’un par l’autre.
Jeune général auréolé de ses victoires italiennes, maître tout puissant d’une armée enlisée dans la campagne d’Egypte, Bonaparte s’amourache de Bellilotte. Epouse du lieutenant Fourès, qu’elle a suivi en campagne par amour, la jeune femme ne tarde pas à céder à celui que tous, ici, idolâtrent.
Sur un ton de comédie de mœurs, le mari trompé se trouve alors vite expédié loin du Caire pour une mission fantoche.
Tout bascule lorsque Fourès, dont l’embarcation a été interceptée par les Anglais, revient inopinément et apprend son infortune. Loin d’écouter les conseils qu’on lui prodigue, il se dresse peu à peu contre Bonaparte. Mais que peut-il, lui, simple lieutenant de la République, contre celui qui, sous nos yeux et avec l’assentiment de tous, s’élève pas à pas au-dessus des lois ?
L’épisode égyptien s’achève ainsi sur l’annulation forcée du mariage des époux Fourès. Et le lieutenant idéaliste, qui refuse tout compromis, se voit relégué dans le lointain bataillon de Mansourah.
L’action reprend quelques mois plus tard, à Paris. Bonaparte est déjà Premier Consul, bientôt Empereur : la République est un lointain souvenir. Mais Fourès réclame encore son droit.
Dans une scène qui tourne presque à la farce, il apprend d’un ténor du barreau que son divorce n’a aucune valeur légale, mais aussi que personne, désormais, n’attaquera plus Bonaparte devant les tribunaux français…
Ivre de colère, l’ancien lieutenant harangue alors la foule sous les fenêtres de Bellilotte. Vite arrêté par la police, il se retrouve chez Fouché.
Le ministre, en « plus parfait disciple de Machiavel des temps modernes » (Zweig, Joseph Fouché), entreprend d’enterrer l’affaire Fourès. Dans l’univers oppressant de son bureau, si loin des grands espaces égyptiens, se succèdent le futur empereur et les anciens époux.
Derniers face-à-face, dernières désillusions… Seul contre tous, seul contre l’Histoire, Fourès finit par céder. « Le maître du monde peut dormir tranquille, le chien n’aboiera plus », lance-t-il finalement. Tout est joué.
Un Caprice de Bonaparte, c’est d’abord une histoire d’amour - et plus précisément, celle du triangle amoureux formé par le lieutenant Fourès, sa femme, et Bonaparte. La première préoccupation du metteur en scène est donc évidemment de rendre sensible la trajectoire de ces trois personnages, dignes des meilleurs romans de Zweig. Il faut que chacun d’entre eux franchisse corps et âme, scène par scène, les marches qui l’acheminent vers son destin. Bonaparte en sortira presque empereur, Fourès quasi fou, Bellilotte naufragée.
Mais Un Caprice de Bonaparte, c’est aussi l’histoire du basculement de la République vers l’Empire. Or l’individuel et le collectif ne se nouent pas seulement dans le destin hors norme du trio central, suggère Zweig : nous faisons tous l’histoire, nous sommes tous l’histoire.
D’où la présence des autres personnages (Fouché, le général Berthier, des officiers, un avocat, de simples soldats ou des passants), qui ne doivent en aucun cas être considérés comme secondaires. Un travail approfondi doit au contraire leur être consacré pour que, par leur présence et leurs réactions, l’entrelacs de la petite histoire et de la grande histoire se manifeste pleinement.
Cette double trajectoire (des personnages, et de l’Histoire) doit alors trouver sa traduction scénographique, afin que soit visible le
rétrécissement progressif de l’espace et de l’espoir.
Sur un ton de comédie de mœurs, les scènes égyptiennes baignent ainsi dans une lumière chaude, avec vue sur le ciel. Campement et grands espaces : tout est encore possible !
Le plateau change d’aspect lorsqu’on revient à Paris, et que le texte semble hésiter entre drame et bouffonnerie (comme l’Histoire). Plateau nu, lumières froides : on se surveille, la grisaille gagne. C’est le temps du doute.
Puis pour le dernier tableau, chez Fouché, l’espace de jeu se restreint brutalement : autour d’un cube de lumière délimitant le bureau du ministre (assis de dos à son bureau) des ombres passent. Le destin de nos personnages est joué : sans crier gare, la pièce a basculé dans la tragédie, la France vers l’Empire.
Dans le texte comme dans le spectacle, ce dernier tableau est glaçant. Rien ne l’annonce vraiment
- et pourtant, après coup, on s’aperçoit que tout le préparait. Comme les ruptures, les révolutions, ou leur échec…
Et c’est là, soudain, que prend corps la vision à la fois humaniste et désabusée de Zweig. Car les personnages de sa pièce ne sont ni ces héros d’antan (mi-homme, mi-dieu) capables de “faire” l’Histoire, ni les simples porte-parole (mi-homme, mi-pantin) d’une Histoire qui les dépasserait.
Entre Hugo et Brecht, simplement humains, mais pleinement humains, ils sont à la fois maîtres de leur destin et aveugles. Modernes, en un mot…
Comme tous les grands textes de Zweig, Un Caprice de Bonaparte dépasse l’anecdote et l’émotion pour nous laisser seuls face à nous-mêmes.
7, rue des Plâtrières 75020 Paris