En polonais surtitré.
Cet ancien étudiant féru de musique qui revient à Vienne après si longtemps ; ce quinquagénaire aux poumons malades qui apprend le suicide par pendaison d’une amie de jeunesse perdue de vue depuis des décennies ; cet écrivain désormais reconnu acceptant à sa propre surprise horrifiée une invitation à un dîner prétendument dédié à la mémoire de Joanna, mais en réalité organisé dès avant sa mort en l’honneur d’un vieux comédien du Burgtheater – cet homme-là ressemble beaucoup à Thomas Bernhard.
Presque aussitôt après sa sortie en Autriche, en 1984, Des arbres à abattre fut interdit et saisi à la suite d’un procès intenté à son auteur par le compositeur Gerhard Lampersberg, qui s’était reconnu dans le personnage d’Auersberger (le sénile et prétentieux « successeur de Schönberg » qui offre dans son appartement de la Gentzgasse le « dîner artistique » auquel assiste le narrateur). Bernhard, en vrai seigneur du scandale, ne pouvait ignorer que tout Vienne ferait le rapprochement. Il était de notoriété publique qu’il avait lui-même été lié aux Lampersberg. Tout comme, dans les années cinquante, encore jeune et parfaitement inconnu, l’ami de Joanna avait beaucoup fréquenté les époux Auersberger avant de rompre du jour au lendemain, sans un mot d’explication, toute relation avec eux, mais aussi avec tout leur cercle viennois, afin de poursuivre ailleurs le travail qui ferait de lui, seul de toute cette coterie, un véritable artiste. L’autofiction est donc avérée. Sous la surface cruellement satirique, Des arbres à abattre est aussi un roman de formation, un terrible travail d’introspection tournant au jeu de massacre et relatant, à trente ans de distance, les premiers pas d’un artiste en devenir au sein d’un milieu où il pourrait perdre de vue sa véritable vocation.
Tout au long du « dîner artistique », le temps des jours anciens, celui des illusions et des apprentissages, est confronté à l’abominable présent par l’invité de la dernière heure. Et il ne se trouve au cours de la soirée remémorée qu'une seule voix pour s’arracher à l’inauthentique et dire tout bonnement, quitte à l’abolir dans les minutes suivantes, cette chose si incroyable qu’elle en devient presque inaudible : un peu de vérité.
Krystian Lupa, pour son retour à l’Odéon, revient à l’un de ses auteurs de prédilection sur un sujet qui lui tient à cœur : la dimension spirituelle (fût-elle inavouable) qui anime la quête solitaire des véritables créateurs. Le spectacle, servi (comme toujours avec Lupa) par des interprètes d’une présence et d’une concentration quasiment hypnotiques, a triomphé au Festival d'Avignon 2015.
Éloge de la fuite et mélancolie des retours, hypocrite comédie des retrouvailles, horreur de soi-même et des autres auxquels on risque tant de ressembler, honte et malaise devant un passé révolu qui n’en finit pas de se survivre dans une hideuse décrépitude, humour sanglant du moraliste – et haine, haine implacable de tous les médiocres accommodements auxquels on ne peut s’empêcher parfois de prendre part : il y a de tout cela dans Des arbres à abattre, méditation cruelle sur les puissances d’artifice et de mensonge qui falsifient l’existence.
« Les turpitudes et les abîmes de nos âmes n’ont aucun mystère pour Bernhard qui les explore et les arpente jusqu’à l’indicible, et avec un humour dévastateur. Car on rit beaucoup à la descente aux enfers mondains que met en scène Lupa avec une dextérité psychologique éblouissante. (...) Au fil d’une tournette qui alterne les décors et souvent les époques, qui remonte le temps, c’est même à un étonnant voyage intérieur qu’on est amené. Et c’est magnifique, et c’est vertigineux. » Fabienne Pascaud, Télérama, 7 juillet 2015
« En signant l’adaptation, la mise en scène, la scénographie et les lumières, le Polonais revendique de porter son regard sur la globalité de l’objet artistique mais, là où il se fait magicien et nous émeut au plus haut point, c’est dans sa maîtrise d’un temps théâtral qui, chez lui, est proche de l’envoûtement. (...) Bien au-delà d’une simple retranscription des faits rapportés par le roman, la pièce s’autorise au décryptage de ses zones d’ombre. » Patrick Sourd, Les inrocks, 6 juillet 2015
« On se plaint parfois de la disparition des grands maîtres, des Strehler et autre Gruber, Lupa est l’un d’entre eux, si certains en doutaient encore, ce spectacle-là devrait achever de les convaincre. » Jean-Pierre Thibaudat, Mediapart, 5 juillet 2015
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