Frappés par la peste, les habitants de Thèbes appellent à l’aide leur roi tant aimé, lui qui les a jadis sauvés des griffes de « la Sphinge aux chants perfides ». Les oracles sont interrogés : la malédiction divine pèsera sur la ville tant que le meurtrier de l’ancien roi, Laïos, n’aura pas été découvert ! Alors Œdipe se mue en enquêteur et, avec une soif de savoir frénétique, convoque publiquement tous les témoins de cette affaire vieille de vingt ans – alors que lui-même vivait loin d’ici…
On connaît l’histoire : plus le puzzle se reconstitue, plus les preuves s’accumulent pour dénoncer… Œdipe lui-même ! Et plus l’évidence saute aux yeux de tous, moins Œdipe comprend qu’il est à la fois juge et coupable, puisque meurtrier de son père, époux de sa mère et frère de ses enfants. Plus il veut savoir, et moins il sait qui il est lui-même… jusqu’à ce que l’aveuglante vérité lui saute aux yeux.
Œdipe Roi est souvent considéré comme la plus parfaite des tragédies grecques, un modèle du genre. D’une composition et d’une écriture effectivement extraordinaires, d’une émotion absolument intacte, ce chef-d’œuvre connu de tous reste néanmoins une énigme : nous ne savons rien ou presque de ce qu’était une tragédie lors des grandes fêtes dionysiaques chaque année à Athènes. Nous ne conservons qu’un texte, joué une seule fois en 425 av. J.C. Le spectacle rituel, chanté, dansé, sorte de performance qu’était cette représentation, bien au-delà du seul texte, nous est à jamais perdu.
Se pencher sur Œdipe Roi, c’est dire à la fois cette distance et dans le même temps cette trace parlante qu’est le texte tragique grec. C’est convier les spectateurs à vivre cette tragédie au « présent » de la représentation et non comme un texte littéraire lointain et fermé sur lui même.
Nous mettre à son épreuve, le mettre à notre épreuve.
Antoine Caubet, dans la suite de son Roi Lear 4/87, du Partage de midi et de Finnegans Wake, chap. 1, poursuit ici sa quête d’un théâtre qui s’invente comme en direct, qui interroge notre humanité dans l’immédiateté du face-à-face entre la salle et la scène : une expérience partagée pour une quête commune.
Œdipe Roi est assurément un absolu du théâtre, de son essence. La communauté des habitants de Thèbes se réunit au matin devant le palais pour écouter le roi : comment enrayer l’épidémie de peste qui ravage la ville et alentours ? Le roi Œdipe sort du palais et parle avec un prêtre, avec le Coryphée, sous les yeux du chœur, représentant du peuple. La question est posée, puis l’oracle entendu, et l’enquête commence, menée par le roi Œdipe. Une communauté d’hommes et de femmes vont traquer la vérité, vont essayer de SAVOIR, par l’intermédiaire de l’un d’entre eux, leur représentant, Œdipe, et ce publiquement. Ceux qui parlent et agissent le font avec ceux qui écoutent et regardent, ils sont ensemble.
Le tour de force théâtral de la pièce réside en ce que très vite, tout le monde en sait beaucoup plus que l’enquêteur lui-même, et que nous assistons alors à la reconnaissance par Œdipe d’une vérité que nous détenons, nous le voyons peu à peu, par un exercice paroxystique de la pensée, arriver à la vérité insoutenable que nous connaissons dès le début. Œdipe devient étranger, indéfiniment, à lui-même, et à nous-mêmes qui le voyons. En retour, son aventure rend notre propre identité d’être humain particulièrement fragile : existe-t-il en définitive quelque chose qui soit « moi-même », que je puisse tenir pour sûr ?
Œdipe se découvre finalement parricide et incestueux. Toute l’aventure de la pièce l’amène à cette conclusion, en passant par toutes les étapes de cette découverte, faite essentiellement de coïncidences géographiques et historiques : Œdipe voyageait bien dans la région au moment où Laïos est mort, et il a eu une altercation violente avec des voyageurs, en effet à la jonction de deux routes. Pourtant, on parle de plusieurs brigands qui ont tué Laïos, pas d’un seul, or Œdipe était seul… Son père Polybe est mort de vieillesse, il ne l’a donc pas tué… mais sa mère, Mérope, est encore vivante, n’y a-t-il pas là un sujet de crainte ! A partir d’un secret d’enfance, de famille, chaque moment de la vie d’Œdipe est propre à raconter une histoire, à bricoler une vérité qui lui permette de vivre, de ne pas voir la vérité, de la masquer encore une fois pour ne pas souffrir… jusqu’à se rendre à l’insoutenable vérité.
Les éléments du puzzle ne s’accordent jamais tout à fait, la possibilité d’une autre explication est toujours possible, jusqu’à l’insoutenable lumière. Au fur et à mesure de son enquête, Œdipe vit un décalage constant et progressif de son identité : les vérités confortables du début (Roi, héros aimé de Thèbes délivrée grâce à lui du Sphinx, époux heureux de Jocaste et père de quatre enfants) se retournent peu à peu contre lui et le rendent de plus en plus étranger à lui-même. La découverte finale (parricide, incestueux) ne peut constituer une identité, une vérité de lui-même, puisqu’il ne le savait pas ; elle le rend d’autant plus étranger à lui-même, sa mémoire est faite d’actes involontaires, et l’automutilation puis le bannissement sont le fruit de cette étrangeté à soi-même : Œdipe sera l’étranger du genre humain… en même temps que le plus proche. Nous suivons de près son aventure car nous, nous savons, et pas lui. Nous sommes face à un cerveau ouvert, et c’est bien cette tension que le spectacle doit créer. Œdipe croyait se connaître, il s’apparaît nouveau et monstrueux, fait l’expérience pas à pas de cette nouvelle identité qui était la sienne sans qu’il le sache et puisse maintenant se l’approprier… qui est-il alors, sinon son devenir même ?… La destinée humaine est semblable au vent ou au nuage, comme le dit le Coryphée à la fin de la pièce. À la question du sphinx Œdipe avait répondu : c’est l’homme qui marche à quatre pattes d’abord, puis sur deux pieds ensuite, puis sur trois enfin. Il en fera l’amère expérience : l’homme n’a peut-être pas d’identité, il est son devenir seul, son histoire.
Tous, Créon, Jocaste, Tirésias, le berger, le Chœur, le Coryphée sont donc là autour d’Œdipe, du début à la fin, parmi les membres de la communauté (les spectateurs). Tous vont participer à cette expérience d’Œdipe, entre destin et liberté. Les oracles sont fondateurs de la situation de départ, mais ensuite ne sont évoqués que pour les repousser, les combattre, tant de la part de Jocaste que d’Œdipe. Ce dernier a tout fait pour se garder des oracles, et là il combat pour être maître de son destin, pour préserver ce qu’il croit être son identité, sa vie, son pouvoir. Et c’est ce que nomme si joliment Hölderlin : Œdipe « interprète trop infiniment » les paroles de l’oracle, un bourdonnement, un élan l’emporte toujours plus loin dans l’investigation, sans retour possible, avec une fièvre qui deviendra rage, hébétude, colère, comme si une fois la brèche ouverte il fallait poursuivre, jusqu’au bout. De scène en scène, la représentation s’accélère jusqu’à la chute finale, la respiration est de plus en plus haletante, Œdipe se précipite vers lui-même jusqu’à son automutilation. Si au début de la pièce le temps est figé dans la mort de la Cité, comme immobile, la quête accélère le temps par la vivacité de la parole, l’emballement d’Œdipe.
Tous les signes de la représentation doivent ainsi s’organiser pour mettre en valeur la seule parole qui fouille l’histoire, les histoires d’Œdipe. Face à lui, des acteurs se lèvent pour venir l’accompagner, le contraindre, le retenir, le contredire dans son expérience. Ils se rassoient ensuite avec le public et sont alors témoins de la pensée incarnée qui avance, se suspend, recule, crie son désarroi et sa rage. Ils ressemblent aux spectateurs, leurs costumes sont contemporains, Œdipe leur parle tout autant qu’aux autres spectateurs, la lumière baigne uniment l’ensemble du lieu de représentation… seule existe la parole, l’échange, la confrontation, la quête.
Des gens viennent écouter Œdipe. Il y a les gradins de la salle, et sur la scène, d’autres gradins du même genre, et puis quelques chaises (comme si on avait voulu pouvoir être plus près), sur chaque côté : cela dessine globalement un espace rectangulaire au centre, entouré de spectateurs. L’un des côtés est troué d’une sortie vers un palais invisible. Dans l’espace central, à même le sol du plateau, se dresse un grand olivier, mort. La lumière suivra le cours du jour du matin au soir, uniment sur l’ensemble du dispositif. Lorsque tous les spectateurs sont assis, Œdipe, parmi eux, se lève, et leur parle, roi de Thèbes… Sur le plateau on voit alors venir vers lui une femme (une mère ?), portant, traînant un corps d’homme (d’enfant ?) à l’agonie, le montrant à Œdipe. C’est la peste qu’on voit. Cette femme racontera à Œdipe que la ville ne peut plus vivre ainsi, qu’il doit comme il l’a fait jadis la sauver encore une fois. Derrière Œdipe, à cour, on voit une femme se maquiller de dos à une table devant une glace. Jusqu’à son entrée en Jocaste plus tard, elle rejoindra les autres acteurs pour participer au Chœur puis reprendra sa place pour continuer à se maquiller. Nous verrons successivement Tirésias le devin, puis le messager, puis le berger arriver avec des nouvelles pour Œdipe : à chaque fois, ce sera le même acteur (Éric Feldman) qui sera porteur des éléments qui vont accélérer et précipiter la tragédie. Cette vieille histoire, nous la rapprocherons de nous en la racontant directement au public, en lui disant qu’il s’agit de théâtre, en le lui montrant à chaque pas, en mettant en avant l’acteur et son jeu qui raconte la fiction. Tout se passe au présent, la représentation se construit pas à pas avec le spectateur. Le pire ennemi de la tragédie, grecque en particulier, est la solennité, la fausse reconstitution (et son pendant, la contemporanéité à tout crin), la pseudo ritualisation. C’est pourquoi ce projet propose d’afficher clairement la théâtralité immédiate, brute, de cette œuvre en la centrant de façon directe et unique sur le jeu et la parole.
Parmi les derniers spectacles du Théâtre Cazaril, Roi Lear 4/87 de Shakespeare et Partage de Midi de Paul Claudel, sont pour moi des pierres posées sur un chemin théâtral renouvelé : chercher à construire une écoute théâtrale qui soit la plus directe, la plus proche possible du spectateur. Que la durée de la représentation soit une aventure commune, réinventée chaque soir car ce public là n’est pas celui d’hier. Que le dénuement du plateau quadri-frontal de Roi Lear 4/87 permette au jeu son plus grand déploiement, que le texte se déploie en dehors de toute illustration. Partage de Midi, en exploitant les quatre espaces du Théâtre de l’Aquarium (hall d’accueil pour l’acte 1, grande salle pour l’acte 2, traversée de l’Atelier « en état de guerre » vers la petite salle pour l’acte 3), en proposant une vision différente pour chacun des actes (public dispersé au 1, en rond au 2 et frontal au 3), participe de ce projet qui assouplit la séparation scène/salle sans nier en rien la représentation, mais en la recréant tout en la dénudant.
La tragédie grecque, par nature, est le lieu fondateur, absolu, d’un théâtre politique inventé par une communauté rassemblée pour s’éprouver telle. Rien d’étrange en ce sens que notre travail rencontre aujourd’hui le « modèle » de la tragédie grecque : la figure d’Œdipe.
Antoine Caubet
Mon commentaire est celui d'Anne-Marie, ci-dessous
Quel beau langage, quelle belle interprétation de ce chef-d'oeuvre de l'Antiquité… J'ai passé une soirée merveilleuse, le souffle coupé par le profondeur, l'intensité, la justesse de l'interprétation de ce texte tragique par les comédiens. Bravo vraiment … Allez-y vite . Anne
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Mon commentaire est celui d'Anne-Marie, ci-dessous
Quel beau langage, quelle belle interprétation de ce chef-d'oeuvre de l'Antiquité… J'ai passé une soirée merveilleuse, le souffle coupé par le profondeur, l'intensité, la justesse de l'interprétation de ce texte tragique par les comédiens. Bravo vraiment … Allez-y vite . Anne
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