« On ne peut être vivant et normal à la fois » Cioran
Retenu contre son gré dans les locaux d’une institution en raison d’une mystérieuse et effrayante blessure, un homme est là, prostré. Il est surtout l’enjeu d’une décision à prendre : que doit-on faire de lui ?
Malgré la peur qu’il lui inspire, celle qui l’interroge cherche à percer le silence. Elle commet sans le savoir un pas de trop.
Cet homme, dont le sort est suspendu à cet interrogatoire, ne sait pas que la nature même des questions qu’on lui pose est l’objet d’une guerre larvée dont il ignore tout. Et qui se trame au-delà des murs de sa rétention.
Une guerre où la course contre le temps et l’obsession du « risque zéro » dressent des murs invisibles entre les êtres. Où ce qui fait pourtant le propre de notre humanité : nos singularités, nos fragilités ou même la souffrance qui traverse nos vies intimes et sociales, n’ont plus droit de cité. Une guerre qui, sous prétexte d’efficacité et sous couvert de compassion, a sans doute la soumission pour mobile et la peur pour conséquence.
À pas de loup, à mots comptés, avec une incroyable tendresse pour les silences qui en disent long, et grâce à trois interprètes d’une rare vibration, À demain tend la main à ce qui nous relie et qu’on voudrait nous retirer. Empruntant à la série télé autant qu’à Kafka, la pièce est comme une enquête lancée à la poursuite d’une intuition : Se serait-il passé quelque chose dans notre perception des désordres humains ?
À demain est un spectacle doux et urgent, qui redonne courage et dignité. On en a bien besoin.
« Cela fait partie du mécanisme de la domination que d’empêcher la connaissance des souffrances qu’elle engendre » Theodor W. Adorno
Ce projet de création s’inscrit dans la ligne du travail de la compagnie, dans cette obstination à palper les singularités de la vie contemporaine, à prêter l’oreille aux mouvements qui la font ou la défont, à ce qui vient à l’Homme de neuf dans le langage qui le contient aujourd’hui.
Ici peut-être, et qui a conduit l’écriture, l’intuition d’un changement radical de perception de la souffrance humaine, de cette souffrance qui vient naturellement avec le vivre. L’intuition d’une guerre menée contre elle. D’une tentative d’élimination recouverte de compassion. Une guerre qui a sans doute la soumission pour mobile et la peur pour conséquence. Une guerre intimement liée à l’idéologie dans laquelle nous baignons. Une guerre dont les effets bouleversent profondément la représentation de l’Homme. Cela nous regarde. Le quotidien n’est pas avare de fournir des signes de cette torsion nouvelle qui tendrait à faire des désordres et des souffrances du sujet humain un défaut à corriger, une maladie à contenir, au lieu qu’ils appartiennent à son histoire et à la condition humaine en général. C’est un peu partout, disséminé, dans la vie intime, dans le travail, dans le soin, dans la justice. Dans le langage. Au lieu d’une question posée, ils semblent avoir rejoint l’impensable. Par où ça passe ? Et quels sont les mobiles invisibles de ce “progrès“ ?
Notre culture s’est pourtant édifiée, jusqu’ici, à partir de cette perception, acceptation, même lointaine, que la vie naît des états chaotiques. Sur la reconnaissance au fond que ce qui renâcle, se révolte, s’inquiète en l’Homme et s’évade en plaintes adressées, est le signe de sa présence au monde. OEuvres littéraires, utopies politiques, les mots des maux forçaient jusqu’ici le passage à l’articulation du monde. Mais le temps manque et le monde doit tourner. Le langage s’abreuve d’abréviations et de chiffres. Il semble qu’il ne sache plus quoi faire de « ce qui va de travers » et n’y retrouve guère de sens que celui de peser inutilement sur la bonne marche des affaires ou de nous menacer de sortir de la normalité. Il y a là quelque chose de neuf. Que devenons-nous escamotés de cette dimension ?
N’y a t’il pas là la promesse d’une violence nouvelle ? Et dont nous recevrons les effets ? Qu’est-ce que recouvre la farouche volonté de s’en débarrasser ? Qu’est-ce que cet ennui qu’on a d’elle ou cette peur nouvelle qu’elle produit sur nous ? C’est le sujet de cette pièce.
J’ai voulu regarder ce que c’était. M’asseoir face à ce qui fait violence. Me laisser dépasser par les conditions très simples d’un dialogue. Cerner obscurément les enjeux qui se déplacent si l’on déplace le regard sur la souffrance, sur sa fonction. Inviter alors dans le dialogue les nouveaux dispositifs dans lesquels la parole se déploie aujourd’hui. Sous surveillance par exemple, ou encore entendue dans un répertoire de codifications des comportements humains. Un dialogue. Une diagonale. 3 personnages.
Pascale Henry
Ce qui définit aujourd’hui encore mon travail de metteuse en scène de théâtre est sans aucun doute d’interroger inlassablement la responsabilité comme le mystère profond d’être au monde.
Tous les spectacles du répertoire de la compagnie s’originent de cette obstination “à regarder à l’intérieur“ et de ramener à la surface, c’est-à-dire sur la scène, la possibilité d’ouvrir le champ de la connaissance et de la compréhension de cette condition humaine qui ne cesse de nous soumettre à la question.
Et si j’ai élu le théâtre comme moyen, c’est certainement depuis ma fascination et mon constant étonnement
devant l’extraordinaire de “parler“. Langue qui nous révèle notre présence au monde dans une gamme infinie d’associations, qui résiste à l’asservissement par la complexité de ses compositions, langue capable d’énoncer, de dessiner l’espace de l’existence humaine. La question d’« être là » et d’avoir à la porter tombe dans l’escarcelle de chacun, et c’est depuis le formidable intérêt que j’aie pour cette question, pour ce qu’elle fournit de vie à la vie, que j’imagine du théâtre. Parce que j’imagine que d’autres que moi sont à l’affût de penser, d’appréhender ce “comment vivre“.
J’aime les moyens du théâtre car le théâtre est archéologie, musique et peinture, concentrés dans l’énigme d’une phrase.
Il n’y a que quelques codes au théâtre comme il n’y a que quelques lettres dans l’alphabet, il y a pourtant infiniment de façon de mettre en scène comme d’écrire. Et la difficulté comme le plaisir tiennent à chercher longuement avec ces quelques outils, comment faire apparaître quelque chose de sensible, d’intelligible à l’imaginaire du spectateur. Dans le seul but au fond que chacun emporte de quoi vivre. C’est là une exigence redoutable.
La création d’une pièce est toujours l’occasion d’entrer profondément dans une vision du monde. Les questions qui nous sont posées aujourd’hui sont gigantesques et dire que l’on fabrique du théâtre contemporain, c’est dire que ces questions infiltrent le projet théâtral.
Et je souhaite défendre, en ces temps où le divertissement est réduit à sa fonction d’oubli, un théâtre où les jeux de la pensée et de la poésie nous soient rendus comme formidablement divertissants, c’est-à-dire capables de desserrer l’étreinte du réel pour le mettre en mouvement. Le théâtre en ce sens, bien qu’il apparaisse parfois comme un moyen archaïque, possède ce pouvoir de rediscuter le réel au travers d’une forme qui au contraire de l’imiter, s’en éloigne et présente un au-delà à regarder. Il y a quelque chose à deviner, à éprouver à penser derrière la phrase qui habite l’acteur, il y a quelque chose d’inconnu ou d’indicible à toucher, il y a quelque chose d’autre que la simple traversée des heures à vivre.
Il y a une autre dimension de nous-mêmes. C’est pourquoi il me semble que le théâtre reste un moyen, un parmi d’autres, de se rendre vers cette autre dimension. Cette dimension où, assis dans le noir de la salle, ne faisant plus rien que d’être là, nous nous promenons dans cet espace toujours en partie méconnu de nos émotions, de nos pensées, de notre histoire, de notre mémoire et de nos aspirations secrètes.
Choisir un texte, c’est choisir de faire approcher sensiblement et profondément une vision parce qu’on croit qu’elle apporte avec elle une intelligibilité. C’està- dire le moyen de se saisir de nos existences et de les porter quelque part.
Enfin l’expérience du théâtre, comme celle de toute rencontre humaine, peut rater en partie, rater tout à fait, ou bien réussir à nous emporter. En cela, elle nous rappelle que notre élan a toujours raison en dépit des déceptions qu’on encourt à se risquer vers l’autre. En ces temps où toute chose doit pouvoir fournir une jouissance mesurable et apaisante, défendre un théâtre qui se risque dans les joyeux abîmes humains m’apparaît une branche fragile mais essentielle où se tenir.
Je pourrais donc dire que chaque pièce s’est écrite pour moi à partir du surgissement d’une question, question qui embrassait le fait d’en souffrir comme d’en vivre et à laquelle, j’ai imprimé bien souvent une sorte de regard tragi-comique. Peut-être pour pouvoir, sans peser, peser de tout le poids du drame. Sans peser parce que le rire offre un obligatoire désenclavement de la souffrance et qu’en cela il permet de regarder loin sans être tenter de fermer les yeux.
Il y a dans le désir d’écrire celui de disséquer le plus sincèrement possible un détail qui en dise long. De réussir à inscrire l’essence de ce détail dans une phrase. De trouver le moyen de rassembler « l’essence de ce quelque chose qui est cherché » dans l’agencement de
quelques mots. Il faut travailler à glisser un secret dans la phrase. Un secret dont le lecteur peut s’emparer parce que celui-ci apparaît en lisant les mots et pour le théâtre plus sûrement encore en prêtant corps et voix au texte. Un secret n’est pas une chose obscure. C’est quelque chose qu’on ne savait pas être là, et qui vous est confié à l’oreille, dont on rencontre la dimension sans effort, par la grâce des mots. Écrire, c’est faire ce pari solitaire et intime d’appeler sur une feuille l’étonnement dans lequel on se tient devant le spectacle du monde.
J’écris pour le théâtre et, au point de départ, pour la compagnie que je dirige depuis un peu plus de vingt ans. J’écris pour mettre en scène ce quelque chose qui obsède le champ de la conscience et qui se résume souvent à une question aux contours incertains voire invisibles mais à la présence tenace. J’écris pour fouiller la question, pour tenter de me déplacer de cette sorte “d’impression“ informulée ou du moins volatile, vers une formulation qui s’apparente peut-être à l’effort de peindre. La phrase comme le trait, cherchant à dessiner l’espace de cette question, tentant de la faire apparaître telle qu’elle m’obsède et qu’elle se déplie au destinataire imaginaire qui peuple cet effort.
Pascale Henry
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