C’est en découvrant l’immense talent de Däper Dutto, jeune artiste débarquant de l’étranger, qu’est né ce projet. Däper Dutto a cette conviction : les acteurs doivent être remis au centre du théâtre, et de nouveau nous devons comprendre, sentir, que c’est par les motivations existentielles, politiques et sensibles qui les guident, que le théâtre se fait, c’est-à-dire que s’éclaire ce que peut et doit un humain face aux questions inextricables de la vie. L’impossible, il faut y répondre : l’acteur est celui qui rend compréhensible l’acte d’y répondre. Et c’est souvent une manière de nous rendre le rire, l’intelligence des humains, et la dignité des mystères. Le texte, la mise en scène, les codes, seront les cadres où ce qui sera mis en avant, c’est ce que peut l’acteur pour nous tous.
À Däper Dutto, nous avons décidé de donner les acteurs familiers du théâtre de La Commune, ceux, formidables, des créations de sa directrice. Pour un spectacle dédié aux puissances d’émoi, de joie, d’éthique et d’invention, de l’acte de jouer. Jouer à être un humain afin de mieux comprendre ce que la vie demande comme jeu, jeu décent, amoureux et libérateur.
A quel besoin humain, anthropologique, philosophique correspond l’existence des acteurs ? Voilà, c’est carrément à bâtir une hypothèse de cette ambition-là que nous nous sommes attelés pour cette création, en sachant que c’était une aventure disproportionnée, mais que nous avons voulu aborder de manière frontale et humoristique.
Notre recherche est partie du psychiatre et psychanalyste Jacques Lacan. Dans Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Séminaire, livre XI, 1973. Retranscription par Jacques-Alain Miller d'un séminaire que Jacques Lacan a tenu à l'École normale supérieure à Paris entre janvier et juin 1964), Lacan parle du fait que nous sommes structurés par le regard : celui que nous portons les uns sur les autres, le fait d’être vu, de regarder, de se conformer au regard de l’autre, de se voir soi-même. Se voir soi-même, ou la conscience, car c’est ainsi qu’elle se définit, du regard que nous essayons de porter sur nous-mêmes.
C’est le fondement du sujet moderne occidental, le cogito cartésien, quand tout réduit au doute, il me reste la vision de moi-même pensant. Dans son séminaire, Jacques Lacan lie cette découverte de la conscience à l’invention qui lui est contemporaine de la perspective en peinture. Il y aurait un point à partir duquel je vois et je me vois. Point géométral dit-il, que la peinture en perspective géométrique tente de refléter. Elle donne la possibilité, l’illusion de se connaître soi et de connaître la réalité. Or Lacan insiste beaucoup sur le fait que cette perspective oublie bien des choses du trajet de la lumière elle-même qui transforme le visible et l’oeil, et aussi sur la tâche aveugle qu’il y a dans la vision et même dans la réalité et sur l’impossibilité de tout voir, de tout dire aussi.
Nous sentons bien que quelque chose échappe, manque à être dit ou vu. Chez Lacan, évidemment, c’est le réel que l’inconscient signale.
Dans le tableau Les Ambassadeurs de Hans Holbein (1533) que Jacques Lacan commente, la question de la perspective se problématise. Contemporain pourtant de son invention, ce tableau la met en oeuvre pour en dénoncer le défaut. Il y a un « os de seiche » peint sur le tapis et il l’est selon une autre perspective que la perspective géométrale, incrusté en elle c’est en fait une tête de mort. Cette perspective tordue, biaisée, anamorphique, ajoutée à l’image, laisse apparaître un autre message dans ce tableau exemplaire de la perspective géométrale : celui de l’impuissance et de la finitude de la réalité, des personnages représentés, mais aussi de notre regard.
Voilà. C’est de cela que nous sommes partis. Avec cette hypothèse que le théâtre avait été peut-être inventé pour sur-jouer tout cela. Un cadre que l’humanité se donne pour sur-jouer sa destinée d’êtres de regard. En condenser, en compresser la fonction. Et qu’ainsi en forçant le jeu du tableau du monde où nous devons nous inscrire comme sujets et voyeurs, peut-être enfin, l’humanité espérait-elle que soit vu, sur la sur-scène du monde, ce qui ne saurait être vu. Entendu ce qui ne saurait être entendu. Le théâtre comme invention d’un cadre qui, en remettant une couche sur cette grande structure du regard dans lequel nous avons à tenir notre part et à nous incorporer, le théâtre sur-jouant cette métaphore de notre propre existence, où nous nous regardons vivre nous-mêmes, poussant à l’extrême la question du regard, le condensant, le ritualisant, le pressurant, l’exacerbant, jette peut-être enfin sur la scène ce qui était scellé.
Quand les trois coups sont frappés, tout le monde attend que derrière le rideau apparaisse enfin la chose jamais vue, qui ne saurait être vue… Et le programme des acteurs dès lors, c’est l’os de seiche. C’est ça qui les intéresse, ce qu’ils ont à trouver : l’os de seiche du réel.
Däper Dutto, novembre 2019
2, rue Edouard Poisson 93304 Aubervilliers
Voiture : par la Porte d'Aubervilliers ou de La Villette - puis direction Aubervilliers centre
Navette retour : le Théâtre de la Commune met à votre disposition une navette retour gratuite du mardi au samedi - dans la limite des places disponibles. Elle dessert les stations Porte de la Villette, Stalingrad, Gare de l'Est et Châtelet.