Spectacle en anglais et espagnol surtitré en français.
Deux monstres d’autorité vieillissants se retrouvent comme des acolytes, alors que l'un devra bientôt répondre de ses crimes devant un tribunal. Un opéra contemporain inspiré de l'histoire récente et plus précisément des années 80, autour de la guerre des Malouines.
Inspiré d'une image diffusée à la télévision, Margaret Thatcher rend visite à Augusto Pinochet à la fin des années 90 dans un appartement londonien pendant la détention préventive du dictateur, Aliados fait se confronter ces deux vieux monstres en chaises roulantes et victimes de trous de mémoire.
Mais jusqu'où la conscience que chacun a gardé de ses actes est-elle intacte, jusqu'où s’est-elle réellement altérée avec l’âge, et Pinochet n'a-t-il pas intérêt à en rajouter dans la sénilité pour ne pas être trop inquiété pendant son procès à venir ?
La dame de fer et le général, qui s’allièrent contre l’Argentine, rassemblent des bribes tirées de leur mémoire avant de retomber dans l’apathie ou dans une forme d'amnésie. Les voix sont travaillées, les sons amplifiés, comme pour mieux distordre cette réalité et souligner de façon inattendue le caractère terrible de la scène.
Les images filmées et projetées reprennent l'idée de l'archive historique, vraie ou plus ou moins fabriquée, de ce que l'on montre ou ne montre pas notamment au journal télévisé, de la façon dont les esprits peuvent être marqués par une mise en scène qui finit bien souvent par fabriquer l'histoire.
Valérie Mréjen
Musique Sebastian Rivas (commande de l’État français, Ministère de la Culture et de la Communication)
Livret Esteban Buch
Avec l'Ensemble Multilatérale, direction musicale Léo Warynski
Réalisation informatique musicale Ircam Robin Meier.
Coproduction T&M-Paris, Ircam-Centre Pompidou. Création dans le cadre de Manifeste-2013, festival de l'Ircam.
La mémoire est un des grands enjeux contemporains. La mémoire collective vis-à-vis dʼévénements récents, comme la mémoire individuelle – questionnée quotidiennement depuis la révélation sociale de la maladie dʼAlzheimer et des maladies liées aux dégénérescences neurologiques – posent des questions extraordinairement sensibles : manipulation, interprétation, oubli volontaire ou involontaire, archives et technologies de conservation, corruption, destruction, approximation…
Le projet de Sebastian Rivas et Esteban Buch est passionnant en ce sens quʼautour dʼun fait divers en marge de la grande histoire, il met en branle lʼensemble des paramètres politiques et humains dʼune période bien peu lointaine, pourtant déjà un peu oubliée, et qui peut être assimilée à de nombreux moments de lʼhistoire courante, autant quʼà notre actualité.
A partir de la relation dʼune brève « rencontre de courtoisie », deux des principaux protagonistes de lʼhistoire politique et idéologique des années 80 sont confrontés à la fois à leur mémoire défaillante et aux faits avérés tels quʼils ont été relatés et commentés, tels que nous les redécouvrons aujourdʼhui avec le recul. Cette distorsion crée la tension nécessaire à un argument dramatique fort, relayé par les moyens musicaux, scéniques et technologiques, qui font eux-mêmes appel à une interprétation.
La dictature chilienne, le thatchérisme, la guerre des Malouines, sont dans le contexte de guerre froide et de partition du monde dʼil y a trente ans, la trame de fond de Aliados. De cette hyper-réalité, de cette confrontation entre le spectacle, forcément décalé, plus léger et enjoué, et le documentaire doit naître une réflexion plus large sur notre position de témoin ou dʼacteur de lʼhistoire en marche.
Pour mettre en scène ce spectacle, jʼai proposé à Philippe Béziat, réalisateur, dʼy être étroitement associé. Quels meilleurs moyens en effet, pour signifier le « temps réel » , que ceux de la captation audiovisuelle ? Ils permettent une virtuosité, une souplesse, lʼintégration dʼimages dʼarchives aussi bien que la capture des situations théâtrales. Notre objectif est donc de mêler intimement et simultanément la scène et son prolongement filmé, de manière à rendre sensible cette zone ambiguë de la mémoire, entre réalité et fiction. De créer, grâce à ces moyens, un objet hybride à chercher entre théâtre chanté et cinéma.
Antoine Gindt
La visite de Margaret Thatcher à Augusto Pinochet à Londres le 26 mars 1999, quelques jours après le refus – temporaire – des juges anglais de le libérer pour des raisons de santé, est facile à visionner sur Internet. Dans les JT de l'époque, l'ancien dictateur accusé de génocide y écoute comme en transe son alliée de la Guerre des Malouines de 1982 contre l'Argentine, venue lui prêter main forte face à la justice de son propre pays : « Aussi, vous avez amené la démocratie au Chili. Vous avez fait une constitution, vous l'avez mise en vigueur. Il y a eu des élections et, tirant les conséquences du résultat, vous avez démissionné. » Ils échangent des sourires, tandis que le traducteur chilien du général enjolive les propos de l'ancien Premier ministre : « Élections libres », susurre-t-il, au lieu d'« élections ». Ainsi refont surface les débris d'une histoire dont la brutalité perce malgré la démarche hésitante des deux vieillards. Et surtout, malgré la banalité du cadre, cette maison sans âme et sans couleur, ce kitsch britannique postcolonial, où le général aura passé plus de cinq cents jours enfermé à regarder la télévision.
La dictature, la guerre, la misère, la mort, voilà de quoi ces quelques minutes sont faites. Et une fidélité de principe aux « histoires vraies » et aux documents historiques fait que ces phrases se retrouvent telles quelles dans le livret, celui d'un spectacle conçu en dialogue avec Sebastian Rivas comme un « opéra du temps réel », au double sens du temps historique et de l'informatique musicale. De fait, il n'est guère de mots prononcés par les
personnages de Thatcher et Pinochet qui ne proviennent de leurs propres discours, comme antidote à la tentation de la caricature. Cependant, chaque fois que je revois la scène, je ne peux m'empêcher de rire. Surtout lorsque Pinochet, flanqué de sa femme tel un bibelot, se fend d'une allusion à son « humble demeure », puis enchaîne sur l'affection qu'il porte à « madame la baronne », ce cariño en espagnol que les journaux anglais rendront tout simplement par love. Je me dis alors que toute cette rencontre, dûment mise en scène pour les caméras de télévision, est une véritable comédie.
Et que les meilleures comédies se trouvent souvent dans les faits bruts, plutôt que dans les gloses qu'on en fait à des fins de critique politique ou morale. Ce comique du réel est le trésor caché de la fable sinistre que fut l'« amitié » entre les alliés de 1982, et c'est sans doute ce qu'il y a de plus difficile à rendre dans un livret. D'autant plus qu'au fil des versions successives, il a fallu élaguer, tendre toujours vers l'abstrait, sacrifier par exemple le détail de ce catalogue des crimes de Pinochet déroulé par son serviteur, que j'avais lu dans l'accusation du juge Baltasar Garzón comme un écho monstrueux de celui de Don Giovanni : « D'abord les corps. Sous votre gouvernement, au Chili, entre 1973 et 1990, plus de 300 000 personnes sont privées de liberté, dit l'accusation. Plus de 100 000 personnes sont obligées à s'exiler, dit-elle. Plus de 50 000 personnes sont torturées, dit-elle. Les personnes mortes et/ou disparues sont presque 5000, dit-elle, sénateur. »
Si Margaret Thatcher était allée voir Augusto Pinochet à l'abri des caméras, son geste aurait été tout aussi grave du point de vue moral, mais il n'aurait pas eu ce potentiel mythologique qui en fait, me semble-t-il, un bon sujet d'opéra. Le texte se nourrit de l'histoire des médias, au point de basculement entre une Guerre des Malouines livrée en 1982 quasiment sans journalistes, et une Guerre du Golfe de 1990 que beaucoup compareront à un jeu vidéo live. À défaut d'images authentiques, on eut droit à l'époque à une mémorable opération d'intox, où à Buenos Aires on répétait encore, à la veille de la capitulation du 14 juin, que la victoire était proche. Le spectacle Aliados et ses dispositifs techniques sonores et visuels deviennent dans cette perspective un jeu avec les règles de la société du spectacle en général, tout autant qu'un pari sur la capacité de l'opéra contemporain à se saisir du cours de l'Histoire par la médiation des médias, plutôt que par celle du mythe ou de l'anachronisme.
Ce geste, loin d'être neuf dans l'histoire du genre, date de l'avènement des médias modernes. C'est moins la traversée de l'Atlantique par Charles Lindbergh que ses échos à la radio et dans la presse qui auront poussé Bertolt Brecht, Kurt Weill et Paul Hindemith à écrire en 1929 l'opéra radiophonique Der Lindberghflug. Une génération plus tard, c'est un Luigi Nono bouleversé par la couverture médiatique d'une catastrophe minière en Belgique, puis par celle des inondations de la vallée du Pô, qui entreprend l'opéra Intolleranza 1960, où l'actualité politique est présente jusque dans le titre. En 1987, Peter Sellars choisit d'ouvrir Nixon in China de John Adams et Alice Goodman par une copie conforme des photos de presse montrant l'arrivée du président américain à l'aéroport de Pékin quinze ans plus tôt. De l'époque du Zeitoper à nos jours, le fil minoritaire d'une forme d'opéra ou de théâtre musical aux prises avec la réalité politique et sociale n'aura cessé de se mêler à la grosse ficelle d'une institution-opéra volontiers conçue en dehors du temps de l'Histoire.
La rencontre de Nixon et Mao constitue d'ailleurs le précédent direct de celle de Thatcher et Pinochet, y compris par ses côtés burlesques. Mais on sait que le politique parcourt toute l'histoire de l'opéra, et que le drame du pouvoir saisi par l'expérience des puissants est l'un de ses thèmes récurrents. Au sein du répertoire, c'est peut-être Philippe II et le Grand Inquisiteur à l'acte IV du Don Carlo de Verdi qui offrent le meilleur exemple d'une rencontre entre deux grands personnages alliés avec le mal. Et face à ce duo terrible du monarque tourmenté et du vieillard aveugle, on peut dire avec Pagliaccio : La commedia è finita. Le duo de Thatcher et Pinochet est un écho ironique des conventions du genre, mais leur entente n'a rien d'une plaisanterie. Ces deux astres noirs de la droite mondiale des années 1980 restent unis par leur politique farouchement antipopulaire, davantage en fait que par leur alliance occasionnelle contre un régime plus sinistre encore, la dictature instaurée à Buenos Aires par le général Vid la le 24 mars 1976, celle du général Galtieri qui se lancera à la conquête des Malouines. C'est toutefois ce tiers absent de la scène principale, cette dictature argentine évoquée par le personnage du Conscrit, avec son cortège de morts, de disparus, de torturés, d'enfants volés, qui organise les coordonnées morales d'Aliados.
La Guerre des Malouines ne permet guère de distinguer entre les bons et les méchants, du moment qu'au niveau des États, il n'y eut que des méchants. Côté argentin, le débarquement militaire du 2 avril 1982 sur ces îles proches des côtes de la Patagonie, occupées par les Britanniques en 1833 et toujours disputées, fut une aventure nationaliste improvisée par un régime criminel aux abois, après six ans de massacres d'opposants et de
catastrophe sociale et économique. Côté anglais, le pouvoir, qui venait de laminer les mouvements sociaux, saisit l'occasion pour se refaire une santé politique à grands coups de propagande impérialiste, et envoya dans l'Atlantique Sud une armada qui eut raison des forces argentines en quelques semaines. Le conflit coûta la vie à près d'un millier de personnes, dont quelque trois cents conscrits argentins mal équipés et mal entraînés, à qui bien sûr on n'avait pas demandé leur avis avant de les envoyer combattre une armée de professionnels parmi les mieux préparés au monde.
Beaucoup de ces garçons nés comme moi en 1963 périrent le 2 mai dans le naufrage du Crucero General Belgrano, un vieux navire de guerre américain qui avait survécu à Pearl Harbour avant d'être racheté par l'Argentine de Perón, et que Margaret Thatcher donna l'ordre de couler malgré le fait qu'il se trouvait au large de la zone d'exclusion décrétée par son propre état-major. C'est d'ailleurs le trouble et l'interminable tentative de justification de cette action qui, dans la pièce, donne au personnage de Thatcher sa véritable densité humaine. Le Conscrit qui hante Aliados du début jusqu'à la fin, rêvant d'une désertion qui ne s'accomplira que dans la mort lors du naufrage, est ainsi une victime innocente des alliances de l'époque. De toutes les alliances, fût-ce de manière symbolique : entre la Grande-Bretagne et le Chili au moment du conflit, mais aussi entre le Chili et l'Argentine lors du plan Cóndor pour l'extermination des opposants aux militaires en Amérique latine, et même entre l'Argentine et la Grande-Bretagne, alignés dans la Guerre froide derrière les États-Unis. Dans la mesure où le livret exprime une position politique, c'est un pacifisme antimilitariste et une condamnation de toutes les dictatures.
On connaît pourtant les risques des pièces trop didactiques ou trop militantes, et c'est les yeux grands ouverts que le livret d'Aliados tente de creuser le sillon brechtien. Du point de vue dramaturgique, plusieurs éléments l'éloignent de la pièce à thèse en complexifiant le dispositif. « D'abord le corps. Non. D'abord le lieu. Non. D'abord les deux » : l'invocation lancinante de cette phrase de Samuel Beckett tirée de Cap au pire, un texte au titre parfait pour cette histoire, est là pour dire la difficulté de stabiliser les hiérarchies entre les personnes et les espaces. Dans un sens comparable vont les personnages de l'aide de camp et l'infirmière, qui, non contents d'assister physiquement les deux vieillards, sont aussi les opérateurs de leurs mémoires défaillantes. C'est en effet autour de la mémoire et de l'oubli que se joue leur destin personnel et historique, sous la forme d'un paradoxe du genre Catch-22 bien connu depuis la Guerre du Vietnam. Le personnage de Thatcher doit conserver la mémoire pour servir de modèle à la statue qui perpétua son image, quitte à ce que l'impossibilité d'oublier le Belgrano menace de lui faire perdre l'esprit. Pinochet doit paraître fou pour que les médecins du tribunal le laissent rentrer chez lui, calcul cynique qu'il doit mener lucide alors même qu'il est vraiment en train de perdre la tête. Les manipulations de ces états mentaux par l'infirmière et l'aide de camp sont comparables au comportement ambigu des gouvernements chilien et britannique face à ces deux figures controversées. Les corps des deux jeunes gens qui s'unissent dans un tango fugace sont ainsi comme des allégories de l'État, dont la puissance se focaliserait tout à coup sur un fauteuil roulant et une tasse de thé.
Dans l'univers fictionnel d'Aliados se croisent pour ainsi dire à angle droit le présent de Thatcher et Pinochet en 1999 et leur passé commun d'alors, celui de leur temps au pouvoir jusqu'en 1982, qui fut aussi le dernier temps de tous les hommes tombés sur la scène du Théâtre des Opérations de l'Atlantique Sud, comme l'appelait le jargon militaire de l'époque. Soit deux moments de la fin de ce XXe siècle qui aujourd'hui commence à s'estomper dans nos mémoires, voire qui bascule tout entier hors du champ mémoriel des plus jeunes. Deux chansons citées dans le texte servent en sourdine de marqueurs temporels additionnels, The Way You Look Tonight, le standard de Jerome Kern de 1937 par lequel l'infirmière rappelle sa jeunesse à Margaret Thatcher, et Yo pisaré las calles nuevamente, que Pablo Milanés dédia à la mémoire de Salvador Allende après le coup d'État du 11 septembre 1973, et qu'Augusto Pinochet détourne pour annoncer son retour triomphal à Santiago. Voilà pour les principaux repères inscrits dans ce livret bilingue, qui fait de l'incapacité des deux protagonistes à se comprendre directement en temps réel une source supplémentaire de distorsions rythmiques, existentielles et politiques.
Esteban Buch
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