Les seigneurs de la guerre
Intention de mise en scène
Le texte
Une provocation : Bérénice ne serait pas une pièce d'amour mais une pièce de guerre. Les protagonistes ne sont pas des dandys de salon ni des précieux, ni des petits marquis de cour désuvrés mais des guerriers. Ils rentrent de guerre et ils repartent à la guerre : Guerres sanglantes de conquêtes, massacres coloniaux : Bérénice elle-même est un chef d'armée.
On dit qu'il ne se passe rien dans Bérénice, ce serait donc une pièce sur l'immobilité, une Dramaturgie du rien -il n'y a pas de sang, pas de mort- une dramaturgie du verbe pur. Epure, géométrie, mouvements du nô japonais Toute la gamme a été exploré.
Bérénice est une pièce du mouvement violent, celui des êtres qui s'arrachent et qui
se séparent, tout le chemin qu'il faut accomplir pour se séparer de l'autre.
Si l'on reprend la démarche de la facticité (Sartre) les faits sont nombreux :
historiques, épiques, psychologiques
Pour le maître de guerre Titus, l'amour n'est pas le repos du guerrier, mais une entrave à la liberté d'agir, de faire la guerre, d'exercer le pouvoir. L'amour empêche le seigneur de guerre d'être productif. Il faut liquider ces liens pour passer aux choses sérieuses. Faire l'amour empêche de faire la guerre.
Nous avons l'image des chorégraphies baroques de Versailles dansées par des emplumés et costumés, marionnettes efféminées de la galerie des glaces. En fait les maîtres de danse entraînaient les guerriers et montaient au champ de bataille avec eux.
Bernardo Montet reproduit ce geste lorsqu'il entraîne les légionnaires dans le désert éthiopien et chorégraphie la préparation aux combats pour le film de Claire Denis Beau Travail. Il poursuit cette approche des corps en guerre avec Dissection d'un homme armé.
Si l'approche du théâtre de Frédéric Fisbach est chorégraphique, l'approche de la danse par Bernardo Montet est celle d'un théâtre des opérations, et non d'une théâtralisation de la danse. De même, Frédéric Fisbach ne danse pas le théâtre, les corps y sont en mouvement plutôt à la manière des autistes à la recherche de parcours, de traces jusqu'à leur point d'immobilité (cf. Tokyo Notes)
Il y a quelque chose de l'impossible utopie en ce lieu racinien où le plus beau guerrier, le plus grand des vainqueurs craint d'être amolli par l'amour.
Ce n'est ni une pièce de Tchekhov, ni un drame bourgeois. Nous avons relu cette uvre à travers le prisme du XIXe siècle comme si Bérénice était l'uvre fondatrice du théâtre bourgeois à trois personnages : le mari, la femme, l'amant.
Bien autre chose se joue dans la rhétorique destructrice de ces alexandrins : une utopie barbare, celle de ces hommes qui se prennent pour des Dieux sur terre, des êtres exceptionnels qui abreuvent l'histoire de massacres sanglants, et qui jouent à être les plus grands des amoureux.
Jacques Blanc
Lidée de départ est simple : les personnages qui peuplent Bérénice sont avant tout des corps entraînés pour la guerre, qui se sont rencontrés sur les champs de bataille. Ils se sont battus côte à côte, ils ont joui... La pièce de Racine commence quand le langage des corps nest plus possible. Ils ne se touchent plus, ne se frôlent plus. Ils doivent en passer par les mots. Pour la première fois peut-être, ils articulent les mots de lamour et du manque. Lespace qui sest installé entre eux provoque les mots. Et si le langage des corps leur était plus familier, des corps qui portent sur eux les traces des combats et des étreintes passées, sils nétaient pas faits pour articuler les mots, sils se retrouvaient comme des enfants devant leffort de formuler... ?
Nous ne parlons ni de chorégraphie ni de mise en scène, ce nest pas le temps, nous savons que nous allons faire entendre et donner à voir Bérénice de Jean Racine.
Frédéric Fisbach et Bernardo Montet
« Je ne sais sil est possible de jouer Racine aujourdhui. Peut-être, sur scène, ce théâtre est-il au trois quarts mort. Mais si lon essaye, il faut le faire sérieusement, il faut aller jusquau bout. La première ascèse ne peut être que de balayer le mythe Racine, son cortège allégorique (Simplicité, Poésie, Musique, Passion, etc.) ; la seconde, cest de renoncer à nous chercher nous-mêmes dans ce théâtre : ce qui sy trouve de nous nest la meilleure partie, ni de Racine, ni de nous. Comme pour le théâtre antique, ce théâtre nous concerne bien plus et bien mieux par son étrangeté que par sa familiarité : son rapport à nous, cest sa distance. Si nous voulons garder Racine, éloignons-le. » Roland Barthes, Sur Racine.
J'ai commencé au théâtre par Racine. Longtemps, et bien plus que Molière, il a représenté pour moi "l'auteur de théâtre". Il reste lié à mes lectures adolescentes, à mes premiers rêves de théâtre, à mes premiers émois de spectateur. Son écriture m'apparaissait toujours comme allant de soi, évidente. Les alexandrins me semblaient être la seule forme que pouvait prendre le théâtre.
Il m'est resté ce goût pour les "écritures" au théâtre, pour leur « musique », pour les poèmes scéniques. De son influence vient une certaine attention à la façon dont on parle au théâtre et aussi l'idée que le comédien est un musicien du texte, un interprète de son propre souffle, de sa propre voix. J'ai toujours le sentiment, en lisant ou en écoutant son théâtre, que Racine écrit pour des musiciens. Rien n'est à "jouer" au sens dune mise en avant des situations, des personnages et de leurs psychologies par l'acteur, puisque tout est déjà dans le texte. Tout est à interpréter pourtant. L'appropriation de cette langue se fait par le souffle, par les sons, bien plus que par le sens (toujours limpide au demeurant. Racine analyse la psychologie humaine avec une implacable intelligence, mais il lui préfère l'émotion.
Si j'insiste sur l'aspect musical, sur son importance au théâtre, sur la notion d'acteur-interprète, c'est, en fait, pour mettre en avant l'émotion au théâtre. Je veux faire un théâtre émouvant, sans que cette émotion vienne du spectaculaire (le théâtre n'est pas le lieu du spectaculaire, du spectacle, au sens cinématographique du terme). Elle doit naître du poème, des corps, des imaginaires des interprètes qui l'incarnent, de lespace dans lequel ils évoluent, de la place qu'on laisse au silence, au vide.
En ce sens, Bérénice est exemplaire, on pourrait dire en effet quil ne se passe rien dans cette pièce. Titus, qui aime Bérénice, quitte Bérénice qui aime Titus. Antiochus aime Bérénice qui ne l'aime pas. La pièce débouche sur une séparation qui ne mène quà un « Hélas ». Une pièce sur le renoncement : je me résous à renoncer à lobjet de mon amour ou, au moins, jarrive à le dire. Il ny a pas de pièce moins spectaculaire que Bérénice et pourtant il nexiste pas de pièce plus émouvante.
Je sens quil est temps daborder cette pièce dont je rêve, cet auteur que jaime. Ne serait-ce que pour pouvoir le recroiser plus tard, remonter cette pièce ou une autre dans dix ans Javais abordé Claudel dans le même état desprit. Jy reviendrai bientôt, cest sûr, et cette pensée est une joie.
Frédéric Fisbach
Edition la Pléïade
La version de Bérénice qui sert de base au travail est celle établie par Georges Forestier pour la Pléïade. Cette version respecte la ponctuation originale établie par Racine. La ponctuation « devient un guide pour la lecture à haute voix et la déclamation : elle nous invite à lire un texte de théâtre de cette époque selon la manière même dont il a été conçu ».
« Outre que moderniser la ponctuation, comme on le fait depuis deux siècles, aboutit souvent à imposer linterprétation de léditeur ( ) il sagit dune véritable trahison des intentions explicites dun auteur pour qui la ponctuation à la différence de lorthographe relevait de règles stables, quoique différentes des nôtres, et jouait un rôle essentiel dans la lecture de ses vers ».
« Au XVIIème siècle, la ponctuation avait pour fonction de marquer les pauses dans le discours, en guidant la voix et le souffle : on ne se préoccupait du sens que lorsquil sagissait du point ( ) du point dinterrogation et du point dexclamation ».
« Il arrive fréquemment chez Racine ( ) quun point virgule apparaisse à lintérieur dune même phrase, introduisant une légère suspension vocale entre une série de propositions subordonnées et la principale ».
« la ponctuation actuelle ( ) ne tient aucun compte de leur rythme [des vers] ».
« lalexandrin obéissait à une structure rythmique rigoureuse ( ) offrant la possibilité de marquer une pause très légère au milieu du vers et impliquant une pause légère à la fin du vers, à moins que, justement, une ponctuation nindique explicitement la nécessité dune pause supplémentaire ».
Citations extraites de la Pléïade
Traduction en hébreu pour la scène établie par Aminadav Dyckman
Certains passages du rôle de Bérénice seront dits en hébreu. Nous avons demandé à Aminadav Dyckman de nous fournir une traduction pour la scène de lintégralité du rôle de Bérénice, tenant compte des principes de ponctuation présentés ci-dessus.
Aminadav Dyckman vient de traduire et de publier une traduction en hébreu de « Britannicus ».
76, rue de la Roquette 75011 Paris