Homme pour homme

Nanterre (92)
du 18 janvier au 13 février 2000

Homme pour homme

CLASSIQUE Terminé

“Un petit service entre hommes ne peut pas faire de mal. Voyez-vous, vivre et laisser vivre. Maintenant, je bois un verre de whisky comme de l’eau et je me dis : ça a servi à ces messieurs.”

Avant propos à Homme pour homme
Homme pour homme nouvelle version
Qu’est-ce que le théâtre épique ?

Sur la question de la concrétisation


“Un petit service entre hommes ne peut pas faire de mal. Voyez-vous, vivre et laisser vivre. Maintenant, je bois un verre de whisky comme de l’eau et je me dis : ça a servi à ces messieurs.”

Il était une fois Homme pour Homme, un conte philosophique. A travers Galy Gay, un personnage hors-du-commun à force de n’être rien, comme ces anti-héros des contes philosophiques et satiriques du XVIIIème siècle (Candide ou Jacques le fataliste), le jeune Bertolt Brecht (1925) nous entraîne dans une Inde de fantaisie où se joue le sort du monde et de l’homme du XXème siècle.

C’est une histoire apparemment simple où les formes scéniques se tamponnent les unes dans les autres: fable de fantaisie, ballade philosophique, cabaret satirique, comédie musicale, adresse au public, revue militaire, montage dadaïste. Brecht entend bousculer ici, avec rage, tous les poncifs du théâtre bourgeois finissant. Au début des années 20, après les effrois de la Grande Guerre, c’est un monde nouveau qui semble s’ouvrir aux hommes et aux artistes. Peu de décennies auront témoigné d’une vigueur optimiste aussi forte.

Un homme nouveau est en train de naître : le petit homme du XXème siècle et des grands rassemblements, pris entre l’anonymat des foules et l’individualisme. Ce petit homme est " transformable ", malléable. Son nom importe peu. Son manque de personnalité est un atout formidable. L’avenir est à lui et non aux vieilles barbes. C’est ce que pensait Brecht - et d’autres artistes - vers 1925...

Mais la grande Histoire réserve des surprises. Les petits hommes en Allemagne ont pour beaucoup choisi Hitler. Les petites bandes sympathiques sont devenues des hordes terribles. Sans le vouloir vraiment, Brecht inscrit déjà cette tragédie dans sa comédie. Et son rire, à la fin du siècle, produit un étrange écho en nous, une bombe à retardement. De quoi réfléchir un peu à l’orée du siècle suivant…

Jean-Pierre Vincent
Metteur en scène

Avant propos à Homme pour homme

" Voyez-vous, nos pièces contiennent une part des choses nouvelles qui se sont produites dans le monde bien avant la guerre mondiale. Mais cela veut dire aussi qu’elles ne contiennent plus une grande part de vieilles choses habituelles. Pourquoi ne contiennent-elles plus ces vieilles choses qui furent un jour reconnues et justes ? Cela je crois pouvoir vous le dire exactement. Elles ne contiennent plus ces vieilles choses parce que les gens pour qui ces choses étaient importantes sont aujourd’hui sur le déclin. Mais en des temps où une large couche d’hommes décline, ses manifestations vitales deviennent de plus en plus faibles, son imagination s’anémie, ses appétits disparaissent, son histoire tout entière n’offre plus rien de remarquable, pas même pour elle. Quoi que fasse une telle couche déclinante, cela ne jette plus aucune lumière sur ce que font les hommes. Pour l’art, cela signifie alors que ce genre d’hommes ne peut plus faire aucun art ni accueillir aucun art.

Cette couche d’hommes a eu sa grande époque. Elle a érigé ses monuments, qui sont restés, mais ces monuments ne peuvent plus enthousiasmer. Les grands bâtiments de la ville de New York et les grandes inventions de l’électricité n’accroissent pas encore à eux seuls les sentiments de triomphe de l’humanité. Car, plus important qu’eux, se forme en ce moment, juste en ce moment, un nouveau type d’homme, et tout l’intérêt du monde est concentré sur son développement. Les canons qui existent et les canons que l’ont fait encore sont braqués contre lui ou pour lui. Les maisons qui sont là et que l’on construit, sont construites pour l’opprimer ou pour l’héberger. Toutes les œuvres vivantes qui sont créées en ce temps-ci ou que l’on met au service de ce temps-ci tentent de le décourager ou de lui donner courage. Et des œuvres qui n’ont rien à faire avec lui ne sont pas vivantes et n’ont rien à faire avec rien.

Ce nouveau type d’homme ne sera pas tel que se l’est imaginé le vieux type d’homme. Je le crois : il ne se laissera pas transformer par les machines, il transformera les machines, et quel que soit son visage, il aura avant tout le visage d’un homme.

Je veux maintenant encore, en venir à parler brièvement de la comédie Homme pour homme et expliquer pourquoi j’ai eu besoin de cette introduction sur le nouveau type d’homme. Car, bien sûr, tous ces problèmes ne seront aucunement présentés et tirés au clair précisément sans cette pièce. Ils seront tirés au clair tout à fait ailleurs. Mais je me suis dit que dans la pièce Homme pour homme toutes sortes de choses, en particulier que le personnage principal, ce débardeur Galy Gay fait ou ne fait pas, vous surprendront peut-être pour commencer, et là il vaut mieux que vous imaginiez que vous écoutez ou non pas une vieille connaissance parler de vous ou de lui-même, comme cela a presque toujours été le cas jusqu’ici au théâtre, mais une nouvelle sorte de type humain, peut-être justement un ancêtre de ce nouveau type d’homme dont j’ai parlé. Il serait peut être intéressant que vous l’observiez immédiatement de ce point de vue, pour découvrir le plus exactement possible comment il se comporte envers les choses. Vous verrez qu’il est, entre autres, un grand menteur et un incorrigible opportuniste, il peut s’adapter à tout, presque sans difficultés. Il est apparemment habitué à supporter beaucoup. Il ne peut même que très rarement se permettre d’avoir une opinion personnelle. Si, par exemple, comme vous allez l’entendre, on lui offre, pour qu’il le revende, un éléphant totalement factice, il se gardera de dévoiler une quelconque opinion personnelle sur cet éléphant quand il entend dire qu’il y a un acheteur. Je pense aussi que vous avez l’habitude de considérer comme un faible un homme qui ne sait pas dire non, mais ce Galy Gay n’est absolument pas un faible, au contraire, il est le plus fort. A dire vrai, il n’est le plus fort qu’après avoir cessé d’être une personne privée, il ne devient fort que dans la masse.

Et si, par exemple, pour finir, il enlève toute une forteresse de montagne, c’est uniquement parce qu’ainsi il exécute apparemment la volonté absolue d’une grande masse d’hommes qui veut passer précisément ce col que bloque cette forteresse de montagne. Vous direz aussi, à coup sûr, que c’est plutôt regrettable lorsqu’on joue de la sorte avec un individu et qu’on le contraint, purement et simplement, à renoncer à son précieux Moi, pour ainsi dire à la seule chose qu’il possède, mais ce n’est pas ça. C’est une joyeuse affaire. Car ce Galy Gay n’y perd justement rien, au contraire, il y gagne. Et un homme qui adopte une telle attitude ne peut qu’y gagner. Mais peut-être parviendrez-vous à une toute autre manière de voir. Ce contre quoi j’aurai le moins à objecter. "

Bertolt Brecht
Avril 1927

Homme pour homme nouvelle version

Cette nouvelle version a été établie par Bernard Chartreux et Jean-Pierre Vincent sur la base d’une nouvelle traduction qu’ils ont effectuée en compagnie d’Eberhard Spreng (même équipe et même processus que pour Woyzeck-fragments complets en 1993).

 

Homme pour Homme comporte essentiellement deux versions différentes: celle de 1926 (éditée en 1927) et celle de 1930/31 (éditée en 1938.) Brecht a revu encore une fois son texte en 1953, ne faisant que coudre ensemble les deux versions antérieures.

Ces textes ont été d'abord élaborés pour des mises en scène. Ils ont été édités ensuite. Cette réalité donne à Homme pour Homme une réalité particulière par rapport aux autres pièces du jeune Brecht. Certes, Brecht a toujours été soucieux de la réalisation scénique de ses textes ; mais le jeune poète a d'abord été porté à dynamiter la littérature symboliste finissante, ou la littérature expressionniste en vogue. Après Baal, Tambours dans la Nuit et Dans la jungle des Villes, Brecht poursuit son travail littéraire en abordant de façon beaucoup plus décisive les questions de la nécessaire révolution scénique, un bouleversement de la pratique théâtrale qui va de pair avec une révolution dans la conception de l'être humain.

La traduction
On connaît depuis les années 1960 la traduction de Geneviève Serreau et Benno Besson, établie sur la version " définitive " de 1953. Nous avons éprouvé le besoin de revenir au texte original et de revisiter les versions pour rendre compte de la pensée de Brecht dans toute sa richesse (et sa problématique).

Nous nous sommes posés les questions du titre, tout en sachant qu'une fois un titre lancé, sa musique devient, hélas, quasi définitive. " Mann ist mann " se traduit aisément " Un homme est un homme " dans le corps du texte. Mais, en tant que titre, cette formule refléterait une sorte de " bon sens " universel qui ne traduit pas la simplicité ravageuse de l'expression. Nous avons donc conservé ce titre (" Homme pour Homme ") qu'on doit aux premiers traducteurs. Inexact dans la lettre, il est juste sur le fond.

En nous plongeant dans le(s) texte(s), nous avons par contre rencontré une langue poétique et théâtrale surprenante et bien plus irrégulière, captivante et libre que ce que nous avions pu lire auparavant. La traduction de Brecht, dans les années 60, se devait de charmer et apprivoiser les lecteurs. Ce fut la magistrale habileté de l'entreprise de Geneviève Serreau et Benno Besson, ainsi que d'autres traducteurs de l'époque. Mais les langues bougent, comme les continents, les unes par rapport autres, inexorablement ; et le sens de la traduction aussi. On peut, on doit aujourd'hui faire sentir en français les étranges trafics des poètes étrangers dans leur propre langue.

Nous avons ressenti différents niveaux de langue, des sauts abrupts de l'une à autre, une fantaisie libératrice d'imaginaire à partir d'une concrétude acharnée. Si la langue de Brecht garde aujourd'hui encore tous ses sortilèges, c'est qu'elle est à la fois très matérielle et très écrite. L'irruption du réel dans son théâtre ne le rend pas naturaliste, ni vériste. Le langage réel, populaire, fait exploser ici la littérature bourgeoise, mais pour relancer une nouvelle écriture qui se proclame elle-même vigoureusement.

On y ressent la leçon magistrale du grand Karl Valentin (le comique munichois qui fut un des maîtres de Brecht), l'influence fort bien digérée des nouvelles et des chansons de Rudyard Kipling (lire en particulier "Mulvaney, incarnation de Krishna ", Rudyard Kipling, La Pléiade, tome 1), le combat incessant contre les classiques allemands, la curiosité pour les faits-divers, la boxe, l'économie, thèmes nourriciers des années 1920. Tout cela dans un montage très libre, une sorte de music-hall anthropologique, animé par la voix d'un jeune poète insubordonné à quelque règle que ce soit.

Les versions
Le tout jeune Brecht a conçu cette fable dès 1919, en revenant de la grande boucherie de 1914-1918, et dans le mouvement du monde en pleine accélération du début des années 1920. Il fallait alors tuer définitivement l'homme du XIXe siècle et inventer l'homme du monde nouveau. Les Dadaïstes s'y attelèrent, et les Futuristes, et les Constructivistes, et les Surréalistes à leur manière, etc .. Brecht propose ici sa version. Cette histoire d'homme-caoutchouc, de prolétaire passe-partout, qui par sa faiblesse même, deviendra l'homme de l'avenir, (plus grand et plus fort que " l'homme de caractère " du XIXe siècle, héritier moribond de l'homme de la Renaissance), Brecht la propose en 1926 comme une histoire positive. Il tient à la positivité de ce monstre qui va casser la figure au monde entier.

Hélas, cette fable, avec son beau dynamisme, ne croyait pas si bien dire. L'Histoire va donner à cet anti-héros une figure inattendue. Le petit homme prêt à tout, sous la conduite de son représentant Adolf Hitler, va effectivement en faire voir de toutes les couleurs à l'Allemagne, puis au monde entier (et Joseph Staline ne sera pas en reste ... ).

En 1930, Brecht commence à ressentir cela, mais il tient à la positivité de son héros. C'est pourquoi il coupe les deux dernières scènes qui font de Galy Gay un massacreur de masse. Il en reste à l'homme transformé en nouvel opérateur du monde. In extremis, tout de même, un couteau entre les dents, Galy Gay éructe un court poème lourd de menace.

En 1953, revenant sur ses premières pièces, Brecht aura le scrupule historique de rétablir les deux scènes coupées, laissant ouverte la contradiction historique qu'elles incarnaient. C'est ce qu'à sa suite, nous faisons, bien sûr; mais nous revenons aussi beaucoup à la version originelle, pleine de fantaisie débraillée, où l'intenable jeune poète s'ébroue dans ce monde qu'il réinvente.

C'est cette poétique qui devra guider aussi notre réalisation scénique. Car un des traits essentiels de ce poème dramatique est de vouloir maltraiter tous les conforts du récit théâtral, du jeu d'acteur, de la scénographie. Il faudra encore se mettre à l'école de ce génie trublion, avant de prétendre l'avoir dépassé. Homme-caoutchouc, arbres à caoutchouc, faux éléphants, faux procès, vraie hécatombe, références à Copernic, cigares et whisky, bordel de campagne, armée des Indes, chinoiseries de pacotille dans une Inde de carte postale, à nous ! !

Jean-Pierre Vincent
(16/09/99)

Qu’est-ce que le théâtre épique ?
Une étude sur Brecht Par Walter Benjamin

" Ne retiens pas la vague qui se brise à tes pieds,tant qu'ils resteront dans l'eau,des vagues nouvelles viendront s'y briser. "

On détermine plus précisément ce dont il s’agit dans le théâtre d’aujourd’hui en se référant au drame lui-même. Ce dont il s’agit, c’est d’ensevelir l’orchestre. L’abîme, qui sépare les acteurs du public comme les morts des vivants, l’abîme, dont le silence accroît le caractère sublime du spectacle dramatique, dont les accents accroissent la griserie  du spectacle lyrique, cet abîme qui, parmi tous les éléments de la scène, porte de la façon la plus indélébile la marque de l’origine sacrée de celle-ci, n’a plus aucune fonction. La scène est encore surélevée, mais elle ne surgit plus de profondeurs insondables ; elle est devenue un podium. Il s’agit de s’accommoder de ce podium. Voilà la situation. Mais à l’égard de cet état de fait comme à l’égard de beaucoup d’autres, l’effort pour le masquer a précédé l’essai d’en tenir compte. On continue à écrire des tragédies et des opéras disposant toujours, à ce qu’il semble, d’un appareil scénique éprouvé depuis longtemps, alors que ces pièces ne font en réalité qu’approvisionner une scène caduque.

(…)Le théâtre épique est " gestuel ". Dans quelle mesure il sera en même temps poétique au sens habituel du terme est une autre question. Le geste est son matériau et l'utilisation adéquate de ce matériau est sa mission. Vis-à-vis des déclarations et affirmations foncièrement trompeuses des gens d'une part, vis-à-vis du caractère complexe et impénétrable de leurs actions d'autre part, le geste a deux avantages. D'abord, on ne peut le contrefaire que dans une certaine mesure, et cela d'autant moins qu'il est plus banal et plus habituel. Ensuite il a, au contraire des actions et entreprises des gens, un commencement définissable et une fin définissable. Cet aspect strictement délimité de chaque élément d'une attitude, qui apparaît cependant comme un tout dans un flot vivant, est même un des phénomènes dialectiques fondamentaux du geste.

Il en résulte une conséquence importante: nous retenons d'autant mieux les gestes que nous interrompons plus fréquemment celui qui les fait.

C'est pourquoi l'interruption de l'action a un rôle de premier plan dans le théâtre épique. C'est en cela que consiste la fonction formelle des " songs " brechtiens avec leurs refrains brutaux, poignants. Sans anticiper sur l'étude difficile de la fonction du texte dans le théâtre épique, on peut constater que sa fonction principale consiste dans certains cas à interrompre l'action, au lieu de l'illustrer ou de la faire progresser. Et pas seulement à interrompre l'action d'un partenaire, mais tout aussi bien la sienne propre. Ce sont le caractère retardateur de l'interruption et le caractère épisodique du cadre général qui font du théâtre " gestuel " un théâtre épique.

Ce théâtre épique, déclarait-on, a moins pour tâche de développer des actions que de représenter des états de choses. Et tandis que presque tous les mots d’ordre de sa dramaturgie se perdaient sans éveiller d'écho, ce dernier est malgré tout parvenu jusqu'au malentendu. Raison suffisante pour s'intéresser à lui. (…)

Le théâtre épique garde du fait qu'il est le théâtre d’une conscience sans cesse vivante et productive. Cette conscience lui permet de traiter les éléments du réel comme s'il s’agissait d'organiser une expérience et c’est à la fin, et non au début, de cette expérience que l'on trouve les états de choses. On ne les met donc pas à la portée du spectateur, on les éloigne de lui. Ce n'est pas avec suffisance, comme dans le théâtre naturaliste, mais avec étonnement qu’il les reconnaît comme les états de choses véritables. Avec cet étonnement le théâtre épique remet en honneur d'une manière pure et dure une pratique socratique. L'intérêt s'éveille chez celui qui s'étonne ; c'est seulement chez lui que l'intérêt revêt sa forme originelle. Ce faisant, rien ne caractérise mieux la façon de penser de Brecht que l'essai tenté dans le théâtre épique de transformer immédiatement cet intérêt originel en un intérêt de spécialiste. Le théâtre épique s'adresse à des personnes intéressées, " qui ne pensent pas sans raison". Mais c'est là une attitude qu'elles partagent tout à fait avec les masses. Dans l'effort d'intéresser ces masses au théâtre de façon experte, mais absolument pas par le moyen de la " culture ", transparaît sans équivoque le matérialisme dialectique de Brecht : " très vite on aurait de la sorte un théâtre rempli de spécialistes comme on a des salles de sport remplies de spécialistes ".

Le théâtre épique ne reproduit donc pas des états de choses, il a plutôt à les découvrir. La découverte des états de choses s'accomplit au moyen de l'interruption du cours des événements. (…)

On constatera non sans surprise à quel point l'origine historique de ce théâtre remonte loin. Depuis les Grecs, en effet, la recherche du héros non tragique n'a jamais cessé sur la scène européenne. Malgré toutes les renaissances de l'Antiquité, les grands dramaturges ont tenu très largement leurs distances par rapport à la forme authentique du tragique, à savoir la forme grecque. Nous n'avons pas à montrer ici comment cette voie est jalonnée au Moyen Age par Hroswitha, par les mystères, plus tard par Gryphius, Lenz et Grabbe, comment Goethe l'a croisée dans le second Faust. Nous devons cependant souligner que cette voie fut la plus allemande. Si toutefois on veut parler d'une voie et pas plutôt d'un sentier de contrebande, d'un sentier clandestin, par lequel l'héritage du drame médiéval et baroque nous est parvenu en traversant le massif sublime et infécond du classicisme. Ce sentier muletier, tout abandonné et ronceux qu'il soit, reparaît aujourd'hui dans les drames de Brecht. Le héros non tragique est une partie de cette tradition allemande.

Le fait que son existence scénique paradoxale doive être rachetée par notre propre existence n'a certainement pas été compris de bonne heure par la critique, mais cependant

par les meilleurs esprits actuels, par des penseurs comme Georg Lukacs et Franz Rosenzweig. Platon déjà, écrivait Lukacs il y a vingt ans, a discerné le caractère non dramatique de l'homme le plus accompli, du sage.

La " littérarisation " du théâtre par l'emploi de formules, de panneaux et de titres, dont la parenté avec des pratiques chinoises est bien connue de Brecht et mériterait une étude particulière, doit "priver la scène de sa substance sensationnelle ".

Bertolt Brecht pousse ensuite plus loin dans la même direction en se demandant si les événements que l'acteur épique représente ne devraient pas être déjà connus. "Des faits historiques seraient alors en premier lieu les plus appropriés".

Toutefois, ici aussi, certaines libertés avec le cours de l’histoire seraient inévitables ; il ne faudrait pas placer les accents sur les grandes décisions, qui restent dans la ligne des choses attendues, mais sur ce qui est incommensurable, particulier. "Cela peut arriver ainsi, mais cela peut aussi arriver de façon toute différente", voilà l’attitude fondamentale de celui qui écrit pour le théâtre épique. Il se comporte à l'égard de son intrigue comme le maître de ballet à l'égard de son élève. Son premier soin est de lui délier les articulations jusqu'à la limite du possible. Il sera aussi éloigné de la routine historique et psychologique que Strindberg dans ses drames historiques. Car Strindberg a tenté de façon très consciente de créer un théâtre épique, non tragique. (…)

Si, dans les oeuvres tirées de la sphère de l'existence individuelle, il fait encore appel au schéma des mystères chrétiens, il a, dans ses Légendes, ouvert la voie au théâtre "gestuel " par la véhémence de sa pensée critique et de son ironie sans concession. En ce sens, le Calvaire Sur le chemin de Damas et le drame historique Gustave Adolphe sont les pôles de son oeuvre dramatique. Il suffit de s'en tenir à cet aspect pour déceler l'opposition productive qu'il y a entre Brecht et la soi-disante "dramaturgie actuelle ", opposition qu'il essaie de dépasser dans ses Pièces didactiques. Elles sont le détour par le théâtre épique auquel la pièce à thèse doit consentir. Un détour, comparé avec les drames d'un Toller ou d'un Lampel qui, exactement comme le pseudo-classicisme allemand, "accordant le primat à l'idée, font toujours souhaiter au spectateur un objectif précis, provoquent pour ainsi dire une demande toujours plus grande pour l'offre". Au lieu, comme les susnommés, d'enfoncer de l'extérieur les situations qui sont les nôtres, Brecht s'arrange pour les laisser se critiquer dialectiquement, pour laisser leurs différents éléments jouer logiquement les uns contre les autres comme son débardeur Galy Gay dans Homme pour homme n'est rien d’autre qu'un théâtre des contradictions qui constituent notre société.

Peut-être n’est-il pas, selon Brecht, trop hardi de définir le sage comme le théâtre d'une telle dialectique. Quoi qu'il en soit, Galy Gay est un sage. Il se présente comme un débardeur "qui ne boit pas, fume très peu et ne connaît presque aucune passion".
La proposition de la veuve, dont il a porté le panier et qui veut lui régler son salaire de nuit, ne lui semble pas lumineuse : "Pour parler franc, j’aimerais bien acheter un poisson ". Toutefois, il est représenté comme un homme " qui ne sait pas dire non ". Et cela aussi est sage. Car ainsi il laisse entrer les contradictions de l'existence dans le seul endroit où on peut en fin de compte les surmonter : en l'homme même. Seul " celui qui est d'accord " a des chances de changer le monde. Galy Gay, le solitaire et prolétaire sage, consent à la destruction de sa propre sagesse et à son incorporation parmi les terribles guerriers de l’armée coloniale anglaise. Il vient juste de passer le seuil de sa maison pour aller acheter un poisson, à la demande de sa femme. Il tombe sur un peloton de l'armée des Indes qui, lors du pillage d'une pagode, a perdu un des quatre hommes composant la section. Les trois autres ont tout intérêt à se procurer au plus vite un remplaçant. Galy Gay est l'homme qui ne sait pas dire non. Il suit les trois soldats, sans savoir ce qu'ils veulent faire de lui. En un tour de main il adopte les pensées, attitudes, habitudes qui doivent être celles d'un homme à la guerre; il est complètement démonté et remonté, il ne reconnaîtra même plus sa femme quand elle l'aura retrouvé et deviendra finalement un guerrier redouté et le conquérant de la forteresse tibétaine So al Dohowr.

Un homme est un homme, un débardeur, un mercenaire. Il ne se comportera pas avec sa nature de mercenaire autrement que par le passé avec sa nature de débardeur. Un homme est un homme : cela ne signifie pas fidélité à son propre être, mais disposition à en recevoir un autre en soi.

Sur la question de la concrétisation

La parabole Homme pour homme peut être concrétisée sans grand peine. La métamorphose du petit bourgeois Galy Gay en une " machine de combat humaine " peut, au lieu des Indes, se dérouler en Allemagne. Le rassemblement de l’armée à Kilkoa peut être transformé en congrès du N.S.D.A.P. à Nuremberg. Une voiture particulière volée appartenant désormais à la S.A. peut prendre la place de l’éléphant Billy Humph. L’effraction peut se produire dans la boutique d’un brocanteur juif au lieu du temple de M. Wang. Jip serait alors embauché par le commerçant comme associé aryen. L’interdiction de causer des dommages visibles à des commerces juifs serait à justifier par la présence de journalistes anglais.

Bertolt Brecht
Ecrits sur le Théâtre (1936)

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Informations pratiques

Nanterre - Amandiers

7, av. Pablo Picasso 92000 Nanterre

Accès handicapé (sous conditions) Bar Grand Paris Hauts-de-Seine Librairie/boutique Restaurant Vestiaire
  • RER : Nanterre Préfecture à 773 m
  • Bus : Théâtre des Amandiers à 7 m, Joliot-Curie - Courbevoie à 132 m, Liberté à 203 m, Balzac - Zola à 278 m
  • Voiture : Accès par la RN 13, place de la Boule, puis itinéraire fléché.
    Accès par la A 86, direction La Défense, sortie Nanterre Centre, puis itinéraire fléché.
    Depuis Paris Porte Maillot, prendre l'avenue Charles-de-Gaulle jusqu'au pont de Neuilly, après le pont, prendre à droite le boulevard circulaire direction Nanterre, suivre Nanterre Centre, puis itinéraire fléché.

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Plan d’accès

Nanterre - Amandiers
7, av. Pablo Picasso 92000 Nanterre
Spectacle terminé depuis le dimanche 13 février 2000

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