Spectacle en français et en néerlandais surtitré en français.
En juin 2013, les médias diffusent une vidéo dans laquelle de jeunes djihadistes décapitent un fonctionnaire de Bachar el-Assad. On y entend une voix crier en flamand : « Tournez-le ! » Cela a éveillé l’intérêt du grand public. Qu’est-ce qui pousse des centaines de jeunes Européens à partir en Syrie pour se battre pour l’instauration d’un État de Dieu et contre l’hégémonie de ce qu’on appelle l’Occident ? À partir de cette question, Milo Rau a créé The Civil Wars : une lecture-performance à quatre voix sur les prémisses de la révolte et de l’engagement politique.
Suivant le fil de leurs propres biographies mouvementées, les quatre acteurs – Karim Bel Kacem, Sara De Bosschere, Sébastien Foucault et Johan Leysen – s’interrogent sur la condition humaine en Europe au début de ce XXIe siècle. Dans leurs histoires privées se reflètent les questions politiques : un tableau vivant de notre temps émerge des épisodes de quatre vie exemplaires. Que signi-fient la foi et la famille dans une époque marquée par les radica-lismes, la perspective de guerres climatiques et un déclin des va-leurs généralisé ? Grâce à quoi cette société tient-elle encore en-semble ? Comment une période de mutation culturelle se traduit-elle dans la vie privée ? Et le théâtre peut-il encore servir d’outil de ré-flexion politique aujourd’hui comme il le faisait hier ?
Avec The Civil Wars, Milo Rau et son International Institute of Political Murder clôturent leur cycle sur l’état de l’Europe intitulé You will not like what comes after America, qu’ils avaient entamé en 2012 avec Breivik’s Statement, et poursuivi en 2013-2014 avec la série de talk-shows théâtraux The Berlin Dialogues.
Pendant six mois, le metteur en scène Milo Rau et son équipe se sont intéressés en Belgique au sort de jeunes gens partis se battre en Syrie pour l’instauration d’un État de Dieu. Ils ont interviewé leurs parents et leurs frères et soeurs, leurs avocats et leurs adver-saires politiques. Mais que racontent ces canevas de vies sur l’Europe du début du XXIe siècle ? Quelles sont les lignes de conflit qui s’y dessinent ? Qu’en est-il de la perte d’identité des sociétés occidentales, si souvent invoquée, et annoncée par des intellectuels conservateurs tels que Thilo Sarrazin en Allemagne ou Richard Millet et Alain de Benoist en France ? Le projet européen est-il vraiment sur le point d’être « réduit en miettes par les islamistes et les nationalistes », comme le prédisait Anders B. Breivik dans Breivik’s Statement, ce projet théâtral si controversé de Milo Rau ?
Avec The Civil Wars, Milo Rau revient à des questions qu’il avait abordées il y a près de dix ans avec sa pièce d’agit-prop Bei Anruf Avantgarde (2005) et son adaptation des Bacchantes, Montana (2007), présentées dans de nombreux festivals. Comment les crises sociétales se traduisent-elles dans les biographies des citoyens ? Que signifient concrètement la révolte et l’extrémisme ? Et quel est vraiment le rapport entre théâtre et politique ?
Rolf Bossart : Le projet actuel et final de ta série You will not like what comes after America s’intitule The Civil Wars et démarre très opportunément à la veille des élections européennes à Bruxelles, capitale de l’Europe, où il sera présenté en avant-première. En Europe, l’extrêmedroite, l’islamisme et l’antisémitisme ont connu une poussée importante durant la dernière décennie. L’engagement poli-tique n’est-il plus possible que dans les extrémismes ?
Milo Rau : You will not like what comes after America est en effet une série de projets sur la « pensée extrême », la pensée extrémiste, de Breivik à Dieudonné et du 9/11 à ces soldats de Dieu d’aujourd’hui. Pour préparer notre projet, nous avons enquêté dans les milieux salafistes et de la droite radicale belges. Mais nous avons aussi interrogé un groupe de gens choisis plus ou moins au hasard, pour savoir ce que la Belgique ou l’Europe représentaient à leurs yeux. Or les réponses à ces recherches préliminaires offrent une image double : tandis que les extrémistes du côté des salafistes ou de la droite radicale veulent évidemment revenir aux modèles traditionnels (l’État de Dieu d’une part, l’État national ethniquement défini de l’autre), le dénominateur commun du centre petit-bourgeois, dont je pense également faire partie, est essentiellement négatif. Plus personne ne veut de guerres entre les États ni de grands empires, mais ceci mis à part, ils n’ont pas beaucoup d’imagination. D’une certaine façon, l’Europe actuelle semble être un dispositif pour éviter le retour de la vieille Europe, à l’instar de la Belgique qui, lors de sa création, était simplement envisagée comme un État-tampon entre les grandes puissances – un élément pacificateur avec une identité difficile et, en fin de compte, impossible.
Rolf Bossart : Est-ce tout ce qui reste de l’idée européenne ?
Milo Rau : « Nous sommes la première génération pour qui l’Europe n’est plus une idée, mais une réalité », m’a écrit Karim Bel Kacem, un des acteurs de The Civil Wars, quand je lui ai demandé son avis sur cette question. Et c’est bien ça : l’Europe est une réalité, bien qu’extrêmement disparate, et nous devons apprendre à vivre avec elle, un peu comme les bâtards réprouvés chez Shakespeare. The Civil Wars n’est donc pas simplement l’annonce d’une catastrophe, ni un lamento de la post-histoire, et pas non plus un pamphlet du pessimisme culturel. Il s’agit plutôt de proposer une réponse possible à un vide spécifiquement européen qui est aussi, comme nous voulons le montrer, un vide privé et individuel.
Rolf Bossart : À la base, The Civil Wars ne traite ni d’une Europe sur le point d’éclater, ni de la figure du djihadiste européen, mais des biographies des acteurs – et, au bout du compte, du rapport que chacun entretient vis-à-vis de son père, de son dieu, de son métier... ?
Milo Rau : Effectivement. The Civil Wars a parcouru un très long chemin : des djihadistes et du sentiment national belge aux biographies des acteurs. Mais pour y arriver, il y a eu des recherches et des répétitions qui nous ont permis de dégager le noyau narratif des événements objectifs. On réalise que les symptômes sont sans intérêt, parce que le poids dramatique se cache ailleurs. Ma conclusion politique du cycle de projets You will not like what comes after America, dans le cadre duquel nous avons interviewé bon nombre d’extrémistes, c’est que l’islamisme et le déclin européen ne représentent pas concrètement un danger réel ni mortel pour le continent ; ils constituent cependant un récit public extrêmement puissant, et donc aussi biographique. Mais pour le comprendre, il est utile d’envisager ce vide évoqué comme une question existentielle universelle, aussi bien dans le grand tout imaginaire de l’Europe que dans l’intimité de ses habitants, qu’il s’agisse d’un djihadiste ou d’une actrice. Pourquoi ce trou béant dans l’existence individuelle – qu’il faut combler avec un rôle ou un texte étranger – a-t-il soudain commencé à concerner la majorité des gens ? Et qu’est-ce qui fait qu’il va en résulter quelque chose de monstrueux ou de beau, ou un peu des deux ? C’est ainsi que nous sommes revenus à une échelle plus petite, comme dans un mythe antique : de tous ces sujets terribles qui nous ont préoccupés ces dernières années, des Breivik, des soldats de Dieu et des populistes de droite que nous avons invités sur scène ou devant la caméra, il ne reste que les « petites » histoires, celles qui sont les plus intimes. Car ce sont les mères, et surtout les pères, qui sont déterminants : les dominants et les absents, les empreintes existentielles et ce que nous en faisons.
Rolf Bossart : Ce qui signifie que les acteurs disent en quelque sorte leur « propre texte » ? À propos de « leur » Belgique, « leur » djihad, « leur » guerre civile, « leur » Europe ?
Milo Rau : Tout à fait. Soudain, ça n’avait plus aucun sens pour moi de leur faire réciter, par exemple, le texte d’un jeune combattant syrien ou d’un vieux SS (il en existe encore quelques-uns en Belgique). À moins que cela ait un lien avec eux. À moins que cela permette d’expliquer quelque chose. Sara De Bosschere, Karim Bel Kacem, Sébastien Foucault et Johan Leysen, ce sont quatre acteurs européens avec des parcours vraiment « typiques ». Et c’est là ce qui nous intéresse dans The Civil Wars : brosser un tableau de l’Europe, de toute la comédie humaine de notre temps, à partir de la vie de quatre personnes – quatre acteurs, leurs parents, leurs fantasmes, leur travail...
Rolf Bossart : Et quel est ce temps dans lequel nous vivons ?
Milo Rau : C’est un temps sans père, car les modèles y font terriblement défaut. Avec Nelson Mandela, c’est une des dernières figures réellement politiques qui a quitté le monde. Il ne reste plus qu’un tas de technocrates qui font leur travail dans des institutions anonymes telles que le Parlement européen ou l’ONU, sans que personne ne sache ce qu’ils y font concrètement, et encore moins quelles sont leurs convictions politiques. Nos pères, les pères des acteurs, ils ont tous sombré avec l’économie de marché libérale dans laquelle ils ont grandi – ou ils en sont devenus fous. Quant à nos mères, elles ont essayé, encore et encore, de concilier les exigences contradictoires de cette époque, de sauver leur famille et d’aimer leur travail. Et maintenant, nous sommes arrivés à un point de l’histoire de l’Europe où des centaines, des milliers de jeunes gens adoptent des convictions religieuses ultra-conservatrices et préfèrent aller mourir pour un État de Dieu en Syrie plutôt que de dépérir dans l’absence d’utopie, que ce soit dans une banlieue bruxelloise ou parisienne.
Rolf Bossart : Il n’existerait donc plus d’utopie politique pour l’Europe ?
Milo Rau : Disons du moins qu’il faut continuer à la chercher. L’activiste politique belgo-libanais Dyab Abou Jahjah, qui nous a accompagnés durant notre enquête, avait prophétisé lors de la deuxième édition des The Berlin Dialogues : « Soit nous trouvons une histoire commune, soit nous aurons une guerre civile en Europe d’ici quelques années. » Ce qui, à mon avis, est une formulation plutôt optimiste. D’après ce que vient de révéler une étude de la NASA, la catastrophe écologique est devenue inévitable et le XXIe siècle va connaître de terribles guerres climatiques. Pour ceux qui s’intéresseraient à une description plus ou moins pertinente de ce qui attend notre planète à partir du milieu du siècle : c’est assez bien décrit dans l’Apocalypse de Jean.
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