La dégénérescence de la famille bourgeoise suédoise
Extrait
Notes
Pièce subversive où les âmes se libèrent de toutes pudeurs, La Veillée réunit deux frères dont la mère vient de mourir. Très éprouvé, John, psychanalyste de profession, apprend une bien mauvaise nouvelle de retour à son domicile. Charlotte, son infatigable épouse, a eu l'impudence d'inviter son frère Alan - qu'il déteste - et sa femme - qu'il déteste moins - à dormir sans son consentement afin « soi-disant » de leur éviter un pénible voyage nocturne. L'affaire tourne vite au vinaigre, leur couple battant déjà sérieusement de l'aile
Les pièces de Lars Norén se suivent, procédant par légers décalages et présentant souvent, en apparence, des conflits identiques sous des éclairages un peu différents. Tout est à la fois indispensable et inéluctable et l'on atteint une sorte de « temps réel » mais d'un niveau supérieur, d'une intensité jamais relâchée, où chaque mot compte, apportant sa nuance et sa blessure. Ou alors, on pourrait dire que pour Lars Norén le temps n'existe pas.
Outrancière, absurde, aiguë et pleine d’humour, la langue de Lars Norén révèle impitoyablement la portée destructrice de nos névroses.
Le texte est publié aux éditions de l’Arche, traduction d'Amélie Berg. Par le collectif Le théâtre des Lucioles.
John (gentiment) C'est pourtant une veillée Il est vrai que vous ne savez plus ce que ça veut dire, une veillée À l'origine, il ne s'agissait pas d'engloutir quatre bouteilles de cognac, ni de s'empiffrer de pain ; normalement boire un peu de vin, briser un petit morceau Bof, tout compte fait
La Veillée est un spectacle à installer partout qui s'inscrit dans la continuité de Automne et hiver également de Lars Norén.
« Pour que les gens se rencontrent sans barrières - de générations, de classes ou de cultures -, pour qu'ils remplissent leur vide avec du sens et fassent qu'on se regarde soi-même ainsi que les autres. Il y a une gravité et un potentiel entre nous tous qui doit être utilisé. Ainsi nous pouvons aller plus loin, voir plus clair et comprendre plus profondément que si nous continuions notre chemin normal. Ce que nous voulons faire n'existe pas encore. C'est quelque chose qui doit être créé.
La seule chose que nous savons, cest que nous devons explorer le monde hors du théâtre et hors des scènes théâtrales. Nous devons aller dans les prisons, dans les égouts, dans les endroits de réadaptation qui concernent des victimes de tortures, dans les camps de réfugiés, dans les écoles et les maisons de retraite. Nous devons nous adresser à eux directement - la seule chose qui ait un sens est d'aller en face de nos camarades. Le Riks Drama a pour vocation d'offrir la possibilité d'une démocratie plus en profondeur, à travers la culture et les réseaux qu'il génère. Nous nous efforçons de travailler dun point vue artistique et politique, comme fer de lance ».
Lars Norén, Lennart Hjulström et Ulrika
Josephsson
Extrait du texte d'ouverture de la
saison 2003 du Riks Drama.
La Veillée traite de l'incommensurable distance qui sépare et rapproche deux frères l'un de l'autre, les éloigne de leurs épouses respectives. Lars Norén brosse le portrait de deux hommes empêtrés dans les liens filiaux, vivant tous deux une incapacité physique, quand elle n'est pas morale, à garder épouse et enfants auprès d'eux. En somme, la totale déliquescence de deux noyaux familiaux qui n'ont jamais réellement constitué une famille. L'impossible union, l'éternel combat entre ce qui devrait être et ce qui est, l'incapacité notable à créer, étouffés par le poids d'une histoire familiale pesante. À demi-conscients, saouls et anéantis par la fatigue, les personnages de Lars Norén délivrent leurs pensées les plus intimes, les plus douloureuses, de celles qui participent de la lente descente de cette veillée qui ne semble avoir de fin que dans l'alcool et ses débordements, dans sa dimension épique si j'ose dire.
« Évidemment les vies demandent l'évidement » écrira l'auteur Gherasim Luca. Sous-entendu tout au long de la pièce, c'est dans ce lent évidement de la personnalité, dans le démantèlement des affects, que Norén se plongera à nouveau quatre ans plus tard dans Automne et hiver. Les personnages ne sortent jamais vraiment de scène, agissent dans l'ombre, existent par le son, palpable dans toutes leurs actions hors champ, à l'affût qu'ils sont du moindre micro-événement. Et la folie d'apparaître sans crier gare et de maintenir le tout en constante sustentation. L'aisance avec laquelle Lars Norén dépeint hystérie collective, dégénérescence des classes - thème cher à l'auteur - dépendance psychologique dans le couple s'avère proprement déconcertante.
Philippe Beer-Gabel
76, rue de la Roquette 75011 Paris