Une pièce sur la jeunesse
La dépression
Chronologie
Notes de traduction
La presse
De toutes les grandes pièces de Tchekhov, Les Trois Sœurs est certainement la plus romanesque, chroniquant sur plusieurs années la vie d’une petite ville de garnison à la fin du XIXe siècle, et l’existence quasi sans horizon de trois jeunes femmes, arrivées là dans les bagages de leur père, commandant de brigade, et qui rêvent de retourner là où elles ont passé leur enfance, à Moscou. Difficile de se départir de cette sensation que la pièce livre le portrait parfaitement daté d’une société depuis longtemps disparue, comme engloutie par le raz de marée de la modernité et rendue obsolète par l’accélération fulgurante de l’Histoire au XXe siècle.
En relisant aujourd’hui Les Trois Sœurs, je redécouvre à quel point l’élan vers l’avenir que portent des personnages comme Tousenbach et Verchinine paraît d’emblée définitivement enlisé, comme le rêve de retourner à Moscou est marqué du sceau de l’illusion qui maintient en vie, comme tout l’univers des sœurs suinte l’impuissance et la frustration, la sensation désespérante - et pour elles tragique - qu’elles appartiennent à un monde qui meurt et qu’elles ne pourront rien y changer. Mais je suis aussi frappé par la jeunesse des sœurs, entre vingt et vingt-huit ans lorsque la pièce commence : lorsque j’avais moi-même leur âge, je les jugeais sans doute déjà vieilles avant l’heure, et cela ne me frappait pas comme maintenant.
Aujourd’hui que j’ai plutôt l’âge de Verchinine, je peux me dire avec lui qu’elles ont vraiment toute la vie devant elles, comme d’ailleurs la plupart des personnages qui les entourent, et que Tchekhov a en fait écrit une pièce sur la jeunesse : une jeunesse qui se perçoit sans avenir et échouée dans un monde trop vieux. Et cela fait naître une angoisse bien particulière : voir ces jeunes gens déjà déprimés, voir leur énergie vitale peu à peu consumée et engloutie, leurs projets d’avenir se rétrécir comme peau de chagrin, voir la frustration et le renoncement gagner ces jeunes gens sans qu’ils aient pu seulement essayer de vivre et d’être heureux, c’est aussi scandaleux et inacceptable en un sens que la mort venue trop tôt. On est sans doute bouleversé en assistant à la vie de plus en plus mortifère des trois sœurs, et aussi de plus en plus angoissé, mais finalement c’est une sorte de colère qui devrait prendre le pas sur l’angoisse et la compassion.
Nous vivons dans un monde en plein bouleversement, un monde qui exige sans doute que nous réinventions des grilles d’analyse, mais un monde aussi qui change peut-être plus vite que le temps qu’il faudrait pour penser ces changements, un monde où sourd de toutes parts une violence qui dit à la fois l’impuissance à agir sur lui et l’angoisse d’être agi par lui. Les Trois Sœurs ne parlent pas de ce monde-ci, puisque le monde que les trois Parques de Tchekhov voyaient obscurément venir était plutôt celui que nous voyons aujourd’hui s’éloigner, mais leur angoisse et leur sentiment d’impuissance nous parlent beaucoup, et leur dépression d’avant l’ère des antidépresseurs devrait servir à ce que nous ne nous installions pas dans la nôtre.
Stéphane Braunschweig
La dépression amorce sa réussite au moment où le modèle disciplinaire de gestion des conduites, les règles d’autorité et de conformité aux interdits qui assignaient aux classes sociales comme aux deux sexes un destin ont cédé devant des normes qui incitent chacun à l’initiative individuelle en l’enjoignant à devenir lui-même. Conséquence de cette nouvelle normativité, la responsabilité entière de nos vies se loge non seulement en chacun de nous, mais également dans l’entre-nous collectif. La dépression en est l’exact envers.
Cette manière d’être se présente comme une maladie de la responsabilité dans laquelle domine le sentiment d’insuffisance. Le déprimé n’est pas à la hauteur, il est fatigué d’avoir à devenir lui-même.
Alain Ehrenberg, La Fatigue d’être soi,Éditions Odile Jacob, 1998
En janvier 1899, Tchekhov signe le contrat de vente de ses droits d’auteur à l’éditeur Marx. Il remanie une grande partie de ses premiers récits pour une édition complète. En mars, il rencontre Maxime Gorki à Yalta. En mai, le Théâtre d’Art représente spécialement pour Tchekhov La Mouette (sans décor). Il prend part aux répétitions d’Oncle Vania.
En juillet, il voyage avec l’actrice Olga Knipper à Yalta. Le 26 octobre, première d’Oncle Vania à laquelle Tchekhov ne participe pas (mise en scène Nemirovitch-Dantchenko et Stanislavski).
Novembre : l’édition complète de A. F. Marx commence à paraître. Parution de La Dame au petit chien dans La Pensée russe. En janvier 1900, il devient membre de la section Belles-lettres de l’Académie des Sciences (siège à Petersbourg). En avril, le Théâtre d’Art entreprend une tournée dans différentes villes de la Mer noire. Tchekhov assiste aux représentations de ses pièces et à celles d’autres auteurs à Odessa et Yalta.
En août, il commence à écrire Les Trois Sœurs. À la mi-octobre, Tchekhov en a terminé la première version : voyage à Moscou où il lit la pièce avec la troupe du Théâtre d’Art. Le 11 décembre, il se rend à Nice sans avoir terminé les corrections de la pièce. Le 16 décembre, il envoie à Moscou le IIIe acte des Trois Sœurs. Le 18 décembre, la pièce est autorisée par la censure. Tchekhov fait quelques changements au IVe acte.
En 1901, il se rend en Italie où lui parvient un télégramme lui faisant part du succès de la première des Trois Sœurs, le 21 janvier au Théâtre d’Art, dans une mise en scène de Nemirovitch-Dantchenko et Stanislavski.
Pour qui a été élevé dans un milieu de culture russe, ce qui caractérise d’abord Les Trois Sœurs (par opposition à La Cerisaie, où ces clichés sont totalement absents), c’est la référence au langage de l’intelligentsia du début du siècle : les citations latines, les déformations de mots, toutes les références culturelles font partie de cet ensemble qui s’est transmis à travers le siècle par ceux qui avaient pu survivre aux brutalités de l’histoire, et qui apparaît là, immédiatement identifiable, comme un costume d’époque sur une ancienne photographie. Liés précisément au thème du cliché - de la photographie, qui fait que Fedotik ne cesse d’immobiliser les autres pour les fixer dans la mémoire objective de son appareil -, dès les premières pages surgissent des mots apparemment anodins mais que l’on retrouve d’un personnage à l’autre : les plus fréquents d’entre eux sont à présent et le verbe se souvenir. […]
Peu à peu, au fur et à mesure que la pièce progresse, le réseau des termes récurrents se précise et devient plus complexe. Ce sont toujours des termes discrets, mais dont la présence se fait de plus en plus dense : ainsi l’expression peu importe et ses variantes (quelle importance, c’est sans importance, rien n’a d’importance…), qui apparaît pour la première fois dans un contexte indifférent, à la fin de l’acte II (Natacha s’excusant de ne pas être habillée pour recevoir des invités, Saliony répond : Peu importe), et qui, se répétant plus de vingt fois, s’impose jusqu’à devenir le mot de la fin.
Françoise Morvan - Extrait de "Notes sur la traduction", Les Trois Sœurs, texte français Françoise Morvan et André Markowicz, Éditions Actes Sud/Babel, 1993 (2002)
"Avec ce spectacle limpide et lumineux, Stéphane Braunschweig confirme qu'il peut encore y avoir en France des aventures théâtrales dignes de celles de Vilar, de Vitez ou de Chéreau." F. Darge, Le Monde
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010