Entre le
rêve et la tourmente : une interview de Michel-Marc Bouchard
Pourquoi une version pour la
scène française ?
Les Muses orphelines : version
québecoise
Les Muses Orphelines : version
française
Michel Tremblay,
lors de la remise du Prix Victor Morin
Quatre dates
qui font lhistoire du théâtre québécois
" Maman parlait la langue des livres Les livres étaient ses seuls amis. Elle avait probablement rencontré Federico dans un livre avant même quil vienne à Saint-Ludger. Elle aurait dû lire avant de rencontrer papa. "
Michel-Marc Bouchard - Les Muses orphelines
Chaque famille a son histoire faite damour et de haine, de mystère et de révélation, dexclusion et de réconciliation. Au Québec la famille a longtemps été une arme politique en réponse à la domination anglophone. Pas étonnant que les dramaturges québécois lorsquils ont affirmé leur singularité dans les années 60, sous la houlette de Michel Tremblay, aient fouillé ce nid de la tragédie et de la comédie quest la famille. Michel-Marc Bouchard est bien dans la tradition de ce théâtre québécois dont lhistoire familiale est la matière sensible.
A Saint-Ludger de Milot, au Québec, trois surs et un frère se retrouvent dans la maison de leur enfance. Ils sont adultes, mais leur enfance nest pas si loin. Ils vivent tous les quatre dans le souvenir dune mère fantasque qui les a quittés et qui peut-être va revenir. Une belle histoire, douloureuse mais joyeuse aussi, car la langue de Michel-Marc Bouchard colore ses personnages, et cest cette langue, son rythme et sa couleur quIsabelle Ronayette et ses jeunes comédiens vont faire vivre.
Les Muses Orphelines ont été présentées au Jeune Théâtre National dans le cadre des maquettes en avril 1998. Ce projet est parti dun profond désir de monter un texte contemporain permettant de mettre en scène des jeunes comédiens. La première phase de répétitions était très libre, très ouverte à toutes sortes de propositions, parce que je crois que les premières intuitions des acteurs sont souvent fondatrices, fondamentales, et quil serait dommage de trop anticiper sur un résultat. Cest un temps de recherche, de responsabilité pour lacteur. Ensuite il a fallu choisir, élaguer et simplifier pour arriver à une partition musicale où lacteur peut se mouvoir, samuser, sans avoir peur, au fil des représentations, de continuer à sétonner. Lacteur est, au fond, le centre de mes préoccupations. Jessaie de prévoir le moins possible, que tout naisse de la voix, du corps de lacteur : lespace, la lumière et le temps.
Plutôt que de privilégier la psychologie des personnages, jai favorisé une approche par le rythme. Il est nécessaire de jouer le langage, son invention et sa rythmique. Tout cela avec humour et vivacité. La FORME doit finir par donner le sens. Donner toute sa mesure à la fantaisie et à linvention, rendre à tous les personnages leur part denfance. Le sérieux du propos ne sera que plus violent si lesprit de fantaisie et de légèreté sont scrupuleusement respectés. Nous sommes allés autant que possible vers le minimum daccessoires et de signes, pour privilégier lépure.
Isabelle Ronayette
Metteur en scène.
Dans la série des Tanguay, (Dans les bras de Morphée Tanguay ; La Contre-nature de Chrysippe Tanguay, écologiste ; La Poupée de Pélopia et Les Muses orphelines), je me compare à un peintre qui poursuit avec le temps une réflexion sur les mêmes images, les mêmes couleurs, les mêmes préoccupations. Cest au vernissage de ce quatrième tableau, dune collection égoïstement personnelle, que je vous convie. Un quatrième tableau aux couleurs de labandon, du passé et des secrets de famille. Un questionnement sans censure, sans véritable réponse sur la plus grande fatalité de notre existence : notre famille, notre genèse.
Michel-Marc Bouchard
Entre le rêve et la tourmente : une interview de Michel-Marc Bouchard
"Selon moi, au théâtre, laction amène la parole. Mais si jai parfois besoin de vérifier, en atelier ou en lecture, la validité théâtrale et ludique de mes histoires, il nen demeure pas moins que lécriture dramatique est un genre à part entière. Cest un genre exigeant, qui a ses règles de construction et darchitecture, alors que certains le perçoivent comme un genre facile ou comme un exercice de style."
Lécriture dramatique exige en effet de savoir densifier les situations et orchestrer des architectures symboliques et métaphoriques qui rendent déjà compte dun contenu. Cet art de la métaphore - ce signe qui "accomplit le plus grand trajet dans lespace du sens en le réorganisant" - constitue un des traits marquants de luvre de Michel-Marc Bouchard.
Lart qui se consacre à ausculter lenvers du comportement humain, ses aspects troublants et parfois même déviants, risque fort de pénétrer des lieux dépourvus de balises, de sapprocher dabîmes sans fond. Les uvres dramatiques de Michel-Marc Bouchard plongent au cur des eaux troubles de la nature humaine, et elles laissent des traces. Mais nest-ce pas là lun des rôles fondamentaux du théâtre que de représenter lespace psychique refoulé et de mettre en scène les êtres qui vivent en marge de la société ? Le théâtre permet dinvestir les régions obscures de lexistence. Les pièces de Michel-Marc Bouchard pourfendent les idées de normalité, de nature, de vérité, telles que les déterminent notre société et notre culture. Dans cet esprit, ses personnages se situent pratiquement tous en marge de la société bien pensante et sont souvent victimes des préjugés dun milieu sclérosé. Pourtant, ils nont souvent danormal que le fait dêtre des rêveurs écorchés vifs. "Ces personnages sont des marginaux qui communiquent quelque chose ; ce ne sont pas des gens qui crient "vive lanarchie !". En fait, ces êtres hors norme poussent les autres à devenir eux-mêmes au lieu de suivre ce que la société leur dicte. Fondamentalement, je crois quil ny a personne de normal : il ny a quun compromis social. Dans Les Feluettes, "lanormalité" passionnelle et homosexuelle, si lon peut sexprimer ainsi, de la liaison entre Simon et Vallier pousse Lydie-Anne et la Comtesse à aller au bout de leur propre anormalité. Dans Les Muses orphelines, cest Isabelle, considérée comme lattardée de la famille, qui va les bousculer tous, les remettre en question. Ce que je cherche à dire par là cest que la vie serait peut-être beaucoup plus jolie si on avait le courage de nos propres poésies. Mais il est vrai que jai beaucoup parlé des victimes, des gens soumis à loppression. Et jai limpression que ces personnages touchent les gens parce quils représentent ce dont ils souffrent, la blessure que tout le monde a en soi.
Mais actuellement je me demande si jai besoin que tous les personnages soient des écorchés vifs pour parler. Jémane dune culture où lon sidentifie beaucoup aux victimes, et je réfléchis en ce moment sur le pouvoir tyrannique des victimes. Maintenant, jai envie de me servir de loppression ou de la violence comme déclencheurs dactions qui vont révéler plus lagresseur que la victime."...
"Mais quest-ce que vivre sinon passer son existence à apprendre des rôles ! Je crois que le seul rôle quon napprend pas cest celui de mourir. Et tous ces rôles constituent en fait des cages qui donnent envie de fuir. Si jécris, cest probablement parce que la vie ne mintéresse pas telle quelle est. Et je pense que le théâtre doit être porteur de poésie comme de liberté. Mes personnages sont marginaux, idéalistes et mythomanes parce quau fond, ils sont purs. Et jespère que leurs rêves, ou la double réalité de leurs fantasmes, offrent une ouverture." Ouverture sur un ailleurs rêvé et sur la création, car ces entrelacements prismatiques du réel et de limaginaire transmettent une forme de connaissance artistique. "Je crois à lart pour tout le monde, parce que cest certainement le plus grand élément de paix au monde. Plus une société est évoluée, plus les arts le sont. Présentement nous avons besoin de valeurs élevées, le matériel et le dieu argent ce nest pas tout. Et ce nest pas lhumour, le cynisme et la dérision qui vont nous sauver, mais cest lart, avec un grand A. Parce que lart nous initie à des zones inconnues de nous-mêmes et de la vie. Je prône de grandes valeurs, je ne men suis jamais caché : je crois encore à la noblesse des sentiments et à la franchise, même si elle est parfois plus dure que lon pense. Si je renonce à ces valeurs, je vais me mettre dans le rang des aboyeurs. Les aboyeurs sont présentement nos pires ennemis. Il y a tellement de chiens qui jappent que jai limpression que je viens dune société de jappeux. Cest tellement facile de se plaindre, de dire "cest la faute de tout de monde, de lautre génération, tout est pourri". Je ne comprends pas que ce courant ne soit pas dénoncé intellectuellement. Ce discours dominant sur la victime nous ramollit le cerveau. On a besoin de valeurs constructives actuellement. Et cest peut-être la raison pour laquelle Les Muses orphelines ont eu un tel succès cette année parce quIsabelle ne se suicide pas et décide plutôt de changer lordre des choses, elle dit : "moi je vais aller enfanter un monde meilleur"."
Entretien réalisé par Marie-Christine Lesage
Nuit Blanche n° 61 - automne 1995
Pourquoi une version pour la scène française ?
Dès qua été évoquée cette expérience qui allait être tentée de traduire en français de France deux pièces de théâtre écrites en français du Québec, il y a eu, de ce côté-ci de lAtlantique, explosion de réactions. Cela allait de lincompréhension la plus ébahie (pourquoi traduire du français en français !), à lhargneuse dénonciation du sacrilège (on ne va pas priver nos oreilles de ce parler si pittoresque qui réjouit tant nos curs français) en passant par la perplexité la plus vague (sera-ce un aménagement, une trahison, une traduction, une version pour la scène française, un passage, un mélange, une macédoine de saveurs culturelles franco-québécoises !). De lautre côté de lAtlantique, cétaient accusations de centralismes, de néo-colonialisme, de refus des différences.
La première fois que Michel-Marc Bouchard ma suggéré de traduire lun de ses textes dans ma langue, jai été saisie par un étonnement du même genre. Il me semblait jusque là que jentendais à peu près bien le québécois, dans son ensemble. Jaurais pu affirmer que le québécois était une langue prise dans le même tissu que la nôtre, quelle était comme une arrière-petite-cousine de la nôtre sentant bon le terroir et tintant de lécho dun parler perdu, quelle résonnait comme survivance archéologique de celle que nos aïeux se mettaient en bouche. Et que traduire du québécois dans notre langue, cétait prouver justement notre incompétence nationale à entendre un "autre" français que le nôtre.
Malgré ce cousinage, cette appartenance à la famille francophone, qui devait privilégier la communication théâtrale entre nos deux terres, je navais vu, en France, quun nombre misérable de pièces québécoises. Des pièces en somme jouées par des Québécois. Des textes dits par des Québécois. Et jai réalisé alors que cette similitude apparente de langues nétait pas du tout un privilège mais un handicap formidable pour la diffusion de ce théâtre-là en France.
Quoi de plus ridicule en effet quun acteur français sessayant au phrasé montréalais ? Il y a bien eu des tentatives daménagement des textes. Mais quoi de plus appauvrissant que de toucher sans avoir lair dy toucher aux québéquismes ? Quoi de plus méprisable que de rectifier mine de rien ce qui, quand même, chez nous, aurait du mal à passer ? De raboter ici ou là cette langue charnue, métissée, cette langue de laboureurs, dont la musique nous enchante, mais dont le sens profond nous échappe ? De "franciser" en un mot cette langue qui, issue du même tronc que la nôtre, nen a pas moins évolué à notre insu ?
Aménager, cest ruiner en douceur une langue. Traduire, cest toucher violemment à ce qui la fonde, mais tenter de trouver, dit autrement, une même évidence. Ce qui est dit doit être entendu par dautres oreilles, et ce ne le sera que si on débarasse ces oreilles - pour ce qui est de la parole théâtrale québécoise - de cette nostalgie un peu mièvre que nous avons ici dun langage archaïque et bon enfant qui nous encroûte les tympans, et nous masque le sens réel des choses.
La lecture des Muses orphelines, dans loriginal, mavait livré une comédie gentiment cruelle. Quand je me suis attaquée au vrai travail de défrichement du texte, jai découvert, sous lapparente bonhomie, un drame sans fond, une tragédie traversée de violences insoupçonnées.
Derrière cette nostalgie douteuse que nous éprouvons de notre parler dantan, derrière cet attachement forcené à cette musique dun autre monde, mais surtout dun autre temps, ny aurait-il pas précisément lidée absolument honteuse que ce français du Québec serait un peu comme une sous-langue de la nôtre, la nôtre sérigeant de fait en langue mère ?
La meilleure façon de le reconnaître pour ce quil est, cest-à-dire, non pas un français "régional", un sympathique patois doutre-Atlantique, mais une langue à part entière, cest peut-être daccepter que soit fait ce "passage" radical, et douloureux je le conçois, car la traduction implique inévitablement des pertes. Cest à cette condition également que le théâtre quebécois sera joué, connu, divulgué, en France. Lexpérience tentée lannée dernière doit se renouveler, sortir du laboratoire et des éprouvettes. Il est vrai quun tel travail de passage nest pas sans risque. Car il est évident que cette langue quon écrit là-bas ressemble tout de même à sy méprendre à celle quon écrit ici et que contrairement à toute autre langue étrangère, les repères, les analogies, les affinités y sont comme autant de miroirs et autant de pièges. Et pourtant, ce qui la singularise tant de la nôtre nest pas quaffaire de vocabulaire, dexpressions, danglicismes, de couleurs et de référents culturels mais bien affaire de syntaxe. De structure. Dossature.
Laventure était périlleuse, difficile. Elle exigeait de part et dautre - de la part de Michel-Marc Bouchard aussi bien que de la mienne - une soumission réciproque : lui devant accepter la pénétration dune écriture nouvelle au sein de la sienne. Moi, devant massujettir à un langage déjà constitué, à une manière de dire. Au bout du compte, il fallait que dune matière linguistique autre se dégage la même évidence textuelle, la même parole de théâtre.
Le débat sur le "passage" du français du Québec en français de France, normalisation inacceptable pour certains, ne sera jamais clos. Il est vrai que leffort qui est fait là-bas dun bilinguisme franco-québécois reste unilatéral. Mais le théâtre qui sécrit aujourdhui au Québec ne doit pas souffrir de cet état de fait, déplorable je le conçois, et rester confiné dans cet exotisme où on a cru bon de lenterrer.
Noëlle Renaude
Journal de la SACD n° 9 1993
Les Muses orphelines : version québecoise
ISABELLE (refermant le dictionnaire) : T'as jamais été bonne aux cennes. T'as l'don de montrer ton jeu un peu trop vite. C'est pas en une nuitte que t'as le temps de te racheter.
CATHERINE : J't'aime !
ISABELLE : Tas eu ben des années pour le montrer. Mais à place, tu m'as traitée de toué noms, tu m'as interdit de faire ce que je voulais, tu m'as jamais donné une cenne pis du moment que j'en ai eu, tu m'as chargé pension. T'as jamais aidé "ta fille" à s'comporter comme une femme, pis quand a l'essayait, tu riais d'elle. Faut-tu que j'te rappelle, v'là deux mois et demi, le soir oùsque t'as envoyé ton ancien chum police, le sergent Claveau, après moi ?
CATHERINE : Un trucker ! Tu te rendais pas compte du danger.
ISABELLE : Que ça soye un trucker ou ben un docteur, j'vois pas oùsqu'y est le danger quand t'as du plaisir avec lui... J'ai eu du fun avec mon trucker pis ta police est peut-être arrivée trop tard.
CATHERINE : C'est mon devoir de te protéger.
ISABELLE : Demain, tu vas avoir des comptes à rendre à meman.
CATHERINE (après un moment) : C'est quoi l'adresse à Montréal que Léandre veut te donner ?
ISABELLE : Y avait pas d'affaire à te parler de ça, lui !
Les Muses Orphelines Editions Léméac 1989
Les Muses Orphelines : version française
ISABELLE (refermant le dictionnaire) : Tu n'as jamais été douée au poker. Tu abats ton jeu trop tôt. Ce n'est pas en une nuit que tu auras le temps de te racheter.
CATHERINE : Je t'aime.
ISABELLE : Tout ce temps que tu as eu pour me le montrer ! Et quoi ? Tu m'as traitée de tous les noms, tu m'as empêchée de faire ce que je voulais, tu ne m'as jamais donné un sou et dès que j'en ai gagné, tu m'as tout pris. "Ta fille", jamais tu ne l'as aidée à se comporter comme une femme, et même, quand elle faisait des efforts, ça te faisait rire. Tu veux que je te rappelle, voilà deux mois et demi, le soir où tu as envoyé ton ancien copain flic, le sergent Claveau, à mes trousses ?
CATHERINE : Un routier ! Tu ne te rendais pas compte du danger !
ISABELLE : Un camionneur ou un docteur, je vois mal où est le danger quand ça te donne du plaisir...Et j'en ai eu du plaisir avec mon camionneur, et ton flic, peut-être bien qu'il est arrivé trop tard.
CATHERINE : C'est mon devoir de te protéger.
ISABELLE : Demain, tu auras des comptes à rendre à maman.
CATHERINE : Qu'est-ce que c'est que cette adresse à Montréal que Léandre veut te donner ?
ISABELLE : Il avait besoin de te parler de ça, celui-là !
Les Muses Orphelines version pour la scène française
de Noëlle Renaude, Editions Théâtrales 1994
Michel Tremblay, lors de la remise du Prix Victor Morin
... "La culture dun pays doit être une mosaïque de toutes les facettes de son peuple et non pas lunique face de son élite. Et un artiste a le droit de choisir la parcelle de son pays quil veut décrire...
La culture dun pays est faite de gestes audacieux, de gestes courageux et non pas de courbettes et de ronds de jambes.
La culture de mon pays ce nest pas ceux qui se sont agenouillés pour murmurer des prières ou des flatteries à une Mère Patrie inattentive et parfois méprisante, mais ceux qui ont osé se lever et qui losent encore pour dire, crier, hurler, danser, giguer, turluter, chanter au monde entier que nous sommes sans complexe.
La culture de mon pays, cest les grands cris damour et les sages avertissements de Vigneault.
La culture de mon pays, cest les paysages dhiver de Lemieux, le rire dévastateur de Deschamps, la flamme au fond de la gorge de Pauline.
La culture de mon pays, cest les sparages intersidéraux de Charlebois, les hululements magiques de Raoul Duguay, la poésie simple de Beau Dommage, les prouesses vocales de Louise Forestier autant que celles de Pierrette Alarié.
La culture de mon pays, cest les mots nouveaux de Michel Garneau, le verbe pulvérisateur de Gauvreau, la verve de Jean-Claude Germain, lintelligence parfois stupéfiante des mises en scène de Brassard, les hantises hallucinantes de Marie-Claire Blais, de Rejean Ducharme, de Victor Levy Beaulieu.
La culture de mon pays, cest Florentine Lacasse, Menaud, la mère Plouffe, Phonsine, Angelina, Desmarais, cest Tit Coq, cest Florence, Virginie, Médée et Joseph, cest loncle Antoine de Jutra et la Bernadette de Carle, la dénonciation de Denys Arcand et celle de Michel Brault et celle de Michelle Lalonde, la recherche formelle de Nicole Brossard, les rêves de Nelligan ; cest la Blanche Belle-feuille de Denyse Filliatrault, le Duplessis de Jean Duceppe, le Joseph de Gilles Pelletier, la Marguerite de Denise Pelletier, cest les audaces de Jordi Bonnet et de Vaillancourt.
Mais la culture de mon pays, cest aussi ma tante Marie-Blanche et sa statue grandeur nature de Jeanne dArc, les lampions électriques de ma tante Robertine, ma mère mangeant ses six épis de blés dInde, ma cousine Hélène qui se révolte vingt ans avant tout le monde et qui en subit les conséquences. La culture de mon pays vient de se lever et le monde entier prête loreille. Surtout la Mère Patrie. Avez-vous remarqué comme la Mère Patrie se montre plus attentive et moins méprisante depuis quon a décidé de lui montrer vraiment qui nous sommes ? Cest tellement extraordinaire de vivre dans un pays où on peut enfin saluer une des plus grandes cultures du monde en restant debout.
Le Devoir, 14 décembre 1974
Quatre dates qui font lhistoire du théâtre québécois
1862 - Louis Fréchette, jeune auteur de 23 ans, présente "Félix Poutré", l'aventure d'abord dramatique, puis complètement loufoque, d'un jeune patriote durant la rébellion de 1837-38. Pour échapper à la pendaison, Félix Poutré simule la folie et finit par recouvrer sa liberté. C'est l'histoire d'un petit Canadien, qui tente de briser la domination anglaise, mais qui, en fin de compte préfère jouer au fou, plutôt que de risquer sa peau. La pièce connut un immense succès populaire bien que sa valeur historique ait été vivement contestée. Elle fut reprise tant et plus par des groupes d'amateurs. Elle représente le point de départ d'un mouvement de création qui s'appellera, un siècle plus tard, le théâtre québécois. Pour le moment, les francophones s'appellent "les Canadiens" et ils nomment les anglophones "les Anglais". Et un fils de paysan fait son entrée en scène.
1948 - Création de "Tit-Coq" de Gratien Gélinas. Un fils illégitime, pauvre et peu instruit, est amoureux d'une jeune fille avec qui il rêve de fonder un foyer. Appelé à servir outre-mer dans une guerre où l'ont entraîné les Anglais, il reviendra pour trouver sa fiancée mariée à un autre. Révolté, il voudra la convaincre de laisser son mari et de le suivre, mais finira par tout abandonner sous l'influence du "padre" et des pressions sociales. Car il ne pourrait supporter que ses enfants deviennent, comme lui, des bâtards. Tit-Coq sortira brisé de l'aventure. Son amour pour Marie-Ange ne pouvait triompher à la fois de la guerre des "Canadiens anglais" et des murs des "Canadiens français" "Tit-Coq" deviendra le premier grand succès, au théâtre professionnel, d'une pièce écrite par un "Canadien français". Ce sera l'entrée en scène du réalisme urbain.
1957 - On présente à la télévision de Radio-Canada "Un Simple Soldat" de Marcel Dubé. Joseph Latour, engagé volontaire dans une guerre mondiale où il n'ira même pas combattre, se trouve complètement désuvré à larmistice. Après diverses tentatives ratées pour se trouver du travail et sintégrer à une société peu accueillante, ce mal-aimé et mal aimant cherchera l'aventure dans une autre guerre. Il trouvera la mort quelque part en Corée.
La pièce fut reprise plusieurs fois au théâtre et une fois à la télévision d'Etat. Elle consacra le talent de Marcel Dubé dont l'uvre dramatique abondante a marqué profondément le Québec des années 50 et 60. "Un simple soldat" a ouvert la voie au courant socio-politique du théâtre québécois. La similitude des thèmes de ces trois pièces est frappante : il y a le soldat, l'armée, l'Anglais dominateur ; il y a la difficulté de vivre dans un contexte imposé et non choisi. Il y a aussi la révolte infructueuse contre des forces oppressives : tantôt la guerre, tantôt la religion, tantôt la famille. Il y a en plus, à des degrés divers, la destruction du "héros", soit par sa propre mort, soit par la mort de ses rêves.
Enfin, ces pièces se situent dans des univers fortement dominés par des hommes ; les femmes en sont absentes ou réduites aux rôles traditionnels que la société leur prescrit. Sans vouloir ramener le théâtre québécois d'avant les années 60 à ces trois moments, il convient d'en retenir l'importance historique et la concordance thématique.
1968 - Création des "Belles Surs" de Michel Tremblay. Écrite en 1965, refusée en 1966, à l'unanimité du jury, par le Dominion Drama-Festival, cette pièce devint l'événement théâtral des années 60. Elle suscita immédiatement de violentes controverses dont l'élément majeur fut l'utilisation du "joual", cette façon de s'exprimer répandue principalement dans la région montréalaise.
Mais la querelle du joual ne pouvait à elle seule justifier les réactions extrêmement vives suscitées par la pièce. Au-delà du langage, il y avait toute une thématique nouvelle qui a pris le public au dépourvu. D'abord la scène était laissée aux femmes.
Elles qu'on avait toujours glorifiées comme épouses et comme mères, mais écartées de la vie officielle, prenaient le plateau et s'affirmaient brutalement, sans complaisance, dans des attitudes et des situations qui n'avaient jamais eu droit à la scène. Il y avait aussi l'apparition d'un certain prolétariat habituellement caché, et l'étalage brutal de ses misères. Il y avait surtout ce regard implacable sur une société sans horizon : regard juste et efficace qui nempêcha pas bien des gens de dire que rien de cela n'existait dans la réalité !
Par ailleurs d'autres thèmes, (le soldat, la guerre, l'Anglais dominateur...) disparaissent. Les causes des misères sociales ne sont pas attribuées à d'autres. "Les Belles-Surs" se retrouvent face à elles-mêmes comme les Québécois le sont, de plus en plus, depuis les débuts de la révolution tranquille en 1960. Certaines on le désir de "s'en sortir" mais comme groupe elles n'arrivent qu'à s'entredéchirer.
Gilles Marsolais
17, boulevard Jourdan 75014 Paris