Mon but était de porter sur scène une histoire de banlieue de Budapest aussi naïve et primitive que celles qu’ont coutume de raconter les vieilles femmes de Josefstadt. En ce qui concerne les figures symboliques, les personnages surnaturels qui apparaissent dans la pièce, je ne voulais pas leur attribuer plus de signification qu’un modeste vagabond ne leur en donne quand il pense à eux.
C’est pourquoi le juge céleste est dans Liliom un policier chargé de rédiger les rapports, c’est pourquoi ce ne sont pas des anges, mais les détectives de Dieu qui réveillent le forain mort, c’est pourquoi je ne me suis pas soucié de savoir si cette pièce est une pièce onirique, un conte ou une féerie, c’est pourquoi je lui ai laissé ce caractère inachevé, d’une simplicité statique qui est caractéristique du conte naïf actuel où l’on ne s’étonne sûrement pas trop d’entendre le mort se remettre soudain à parler. Mais on pourrait débattre du droit de l’auteur à être primitif sur scène. Les peintres ont ce droit, de même que les auteurs qui écrivent des livres. Mais l’auteur peut-il, a-t-il le droit d’être naïf, puéril, crédule sur scène ? A-t-il le droit de nous plonger dans la perplexité ? A-t-il le droit d’exiger du public qu’il ne pose pas de question du type « Ce conte est-il une rêverie ? » « Comment un homme mort peut-il revenir sur terre et vaquer ici à ses occupations, faire quelque chose ? »
Tout un chacun a déjà vu au moins une fois dans sa vie une baraque de tir dans le bois en bordure de la ville. Vous souvenez-vous à quel point tous les personnages sont représentés de façon comique ? Le chasseur, le tambour au gros ventre, le mangeur de Kneidel, le cavalier. Des barbouilleurs misérables peignent ces personnages conformément à leur façon de voir la vie. Je voulais aussi écrire ma pièce de cette manière. Avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège dans le bois à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive. Quant à savoir si on en a le droit – je l’ai déjà dit : cela reste à débattre .
Ferenc Molnár
« Ferenc Molnar a créé avec Liliom un drôle de conte » Fabienne Darge, Le Monde, le 13 mars 2014
« Mais la triste fable « primitive » de Molnar prend ainsi un relief saisissant – représentée comme un bras de fer irrésolu entre violence et amour. » Philippe Chevilley, Les Echos, le 13 mars 2014
Molnár choisit de situer le début de l’histoire dans une foire. Lieu populaire, où se remarquent, de prime abord, une misère culturelle autant que sociale. Ce pourrait être aujourd’hui un centre commercial, où déambule une population qui cherche à se distraire, à oublier le quotidien, alors même que les loisirs proposés y sont plus mornes encore. Un lieu où les rêves sont formatés, réduits, confisqués.
Ainsi apparaissent les personnages, dans un espace physique et mental, limité, borné, étriqué, symbole de leur enfermement. Et cet enfermement dans un état de pauvreté généralisé est à prendre en compte, tout comme leur instinct de survie, quasi animal. Molnár invite à dépasser toute forme de théorie sociale, pour explorer les étapes d’une transformation à la fois métaphysique et concrète. Les personnages sont amenés à trouver, en creusant au coeur même de leur misère humaine, une force vitale qui les force à transcender leur situation, à vivre selon ce qu’ils nomment « dignité ».
Ces personnages sont comparables à des organismes unicellulaires, dont la capacité à communiquer se borne aux fonctions les plus primitives du langage, si bien qu’ils ne parviennent jamais à exprimer leurs sentiments, si bien qu’ils finissent même par ne plus les éprouver. Leur seul mode d’expression passe par le prosaïsme et la violence, cette violence censée assurer leur survie. Ces « organismes », cependant, peuvent être emportés par des émotions qui les dépassent. Ainsi Julie, confrontée à la gloire – locale – de Liliom, au lieu de le flatter, se montre directe, et rude. Émue par Liliom, elle devient maladroite. Quant à lui, déstabilisé par sa franchise, il en arrive à perdre ses repères machistes. Et pourtant ils se rejoignent dans un espace émotionnellement fort, effarant dans la mesure où il ne semblait pas prévu pour eux. Alors, quand ils y pénètrent, sans connaître les gestes et les mots appropriés, peu à peu ils se sentent paralysés, comme des nageurs privés de leurs membres. Mais c’est bien là, dans cet ailleurs indéfini, cet ailleurs à la périphérie des villes, à la périphérie du monde, où les valeurs et les lois habituelles n’ont plus cours, où la morale est remplacée par les stratégies de survie, c’est là qu’une histoire d’amour peut naître, que les sentiments peuvent vivre ; créer ce mélange explosif qui emporte Liliom dans la délinquance, le mène à sa perte. Molnár crée des constellations paradoxales, qui mettent en présence, relient de manière indissociable, des éléments censés s’exclure l’un l’autre : délinquance et beauté, amour et violence, intensité des sentiments et absence de la parole. Un énorme trouble peut alors saisir le spectateur, censé juger, saisi par l’émotion. C’est ce trouble, qui pour moi, se situe à la base du texte. Et le fonde.
Enfin, les personnages de Molnár apparaissent comme les frères des « anti héros » qui font irruption sur scène avec Büchner (notamment Woyzeck). Ils ne possèdent aucune des qualités généralement jugées dignes d’être prises en considération. Autrement dit, ils ne possèdent aucune des qualités qui leur permettraient d’être cités en exemple, ou de fournir la base d’une histoire profonde, dramatique. Ils en sont même l’antithèse. L’apparition de ces antihéros correspond à un moment de l’histoire, où l’on commence, au théâtre, à examiner les « trous noirs » dans le cosmos de l’expérience humaine.
Ce qui me semble intéressant, est que cette antimatière abrite une sorte de mystère, que l’on cherche à rendre compréhensible, à travers toutes sortes de théories sociales, militantes. Mais le mystère est trop profond, beaucoup plus que les idées révolutionnaires du début du XXe siècle. Car, si transcender la matière est déjà une tâche très difficile, transcender l’antimatière est une forme d’exploit, par lequel un être humain parvient à construire sa propre humanité.
Galin Stoev en collaboration avec Sacha Carlson
Molnár atteint dans cette pièce la catharsis par les moyens les plus simples. Son but est d’attirer la compassion profonde et sincère du spectateur envers Liliom. Le coeur de celui-ci est enfermé dans le labyrinthe du « mal parler », de la fierté déplacée et de la révolte déroutante et déraillée du vaurien. L’auteur dessine alors l’évolution angoissante de son amour étouffé par le non-dit : c’est cette émotion, ainsi que la frustration d’être dans l’impossibilité de la communiquer, qui le mèneront à sa perte. Nous plongeons dans l’antichambre du vingtième siècle, dans le quartier populaire de la capitale hongroise où, gendarmes, bonimenteurs, bonnes et soldats se côtoient dans la plus grande simplicité. Nous voulions retrouver, dans cette nouvelle traduction, un langage parlé qui ne soit pas l’argot ancien, l’argot de convention qui s’est pérennisé dans la littérature et qui ne soit pas pour autant une plate langue quotidienne. Nous devions essayer de reconstituer l’étrangeté fondamentale de la langue de Molnár, son agrammaticalité de principe.
Plus qu’un argot, la langue que parlent les personnages de Liliom, dans le texte original, est bourrée de fautes de grammaire, d’aberrations syntaxiques ou de mots déformés, souvent restitués phonétiquement. Malmener la grammaire est un exercice périlleux, c’est le privilège de quelques grands écrivains, Céline ou Lautréamont. Il nous fallait donc retrouver un « mal parler », que l’on puisse quand même parler ; et cela dans une langue française rigide, à la grammaire beaucoup moins flexible que celle du hongrois. Il s’agissait dès lors de faire entendre la difficulté concrète qu’ont ces personnages à s’exprimer parce qu’il leur manque les mots. Ce qui fait passer le questionnement de la pièce, de l’expression d’une angoisse psychologique à une problématique théâtrale concrète, sur laquelle peut s’appuyer un travail d’acteur. Liliom, bien plus qu’un mélodrame populaire ou un drame psychologique, devient alors une tragédie du langage. Les personnages de cette pièce sont issus d’un milieu extrêmement défavorisé et ont un accès problématique au langage.
Ils n’ont plus les mots, ou alors, ceux qui leur restent sont pauvres, vidés. Il fallait restituer la trivialité et la brutalité de ce langage sans saccager la fragile pudeur d’une pièce où, sans pouvoir rien se dire, Julie et Liliom arrivent à nous faire tout entendre de leur désarroi et de leur détresse. Chacun ici trouve son arme à la pénurie des mots : madame Muscat tente d’affirmer sa petite supériorité de classe par une brutalité inouïe. Julie est mutique ou méchante.
Marie a toujours un train de retard. Quant à Liliom, il se fabrique un langage fait de bric et de broc, trivial et idiomatique, fait d’expressions argotiques, de formules de son invention ou de fragments mal appris de langage soutenu. Le tout finissant par créer une pauvre poésie de voie de garage, de terrain vague, faite des poubelles dépréciées du langage. Les métropoles d’aujourd’hui ont toutes leur Liliom, que ce soit à la foire de Berlin, à Saint-Ouen, au Prater de Vienne ou à Coney Island. L’oeuvre de Molnár fut brillamment traduite en allemand et en anglais. C’est en Autriche, en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis qu’elle fut la plus jouée.
La dernière traduction française datant de 1947, il s’avère désormais indispensable de faire une nouvelle traduction intégrale afin d’apporter au théâtre français une pièce majeure dont l’universalité ne semble pas être encore reconnue.
K. Rády, A. Moati, S. Vouyoucas
Altato mese (Berceuse), ou l’histoire d’amour aigre-douce d’une bonne et d’un bonimenteur de foire, parue en 1908 dans le recueil de nouvelles intitulé Musique servira de point de départ à l’écriture de la pièce Liliom par Molnár. La première a lieu le 7 décembre 1909 au Théâtre Vig de Budapest. Malgré une distribution composée des plus grands comédiens hongrois du début du siècle, la pièce est accueillie plus que froidement tant par le public que par la critique.
Nul n’est prophète dans son pays, doit penser Molnár deux ans plus tard, lorsqu’il assiste à l’énorme succès de sa pièce à Vienne. La capitale autrichienne sera la première étape de la carrière internationale de Liliom ; elle se continuera à Londres avec Charles Laughton dans le rôle principal (la traduction anglaise est de Benjamin F. Glazer). Dans les années vingt, deux cents théâtres allemands affichent Liliom à leur programme. La pièce dépassera les frontières européennes, pour débarquer à Broadway, avec Ingrid Bergman dans la peau de Julie. Outre le théâtre, Liliom rencontre l’intérêt de compositeurs aussi éloignés dans leur univers musical que Puccini ou Gershwin. Les deux songent à obtenir les droits de Molnár, mais en vain. Le jeune auteur hongrois décline tour à tour les propositions d’opéra et de comédie musicale, craignant d’être dépassé par de telles célébrités et de voir fondre sa pièce, telle la Vie de bohème de Murger. Il n’autorisera que beaucoup plus tard la transcription musicale, qui sortira en 1945 sous le nom de Carrousel, signée par le tandem Rodgers et Hammerstein. La première new-yorkaise connaîtra un succès foudroyant : Carrousel sera repris 840 fois au Majestic Theatre. À côté du parcours scénique international, Liliom sera adaptée à l’écran, sous le même nom, par Franck Borzage en 1930, par Fritz Lang en 1934, puis dans sa version musicale, sous le titre de Carrousel, par Henry King en 1956.
K. Rády
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010