Un homme a l’intention d’écrire sur l’amour et l’intelligence. Pour se donner des outils de travail, il convie quelques amis et connaissances à une séance d’enregistrement. Chacun se livre à l’exercice difficile, intime, de dire ce qu’il pense être l’amour, l’intelligence. Existe-t-il des ponts entre les deux ?
Il propose une expérience concrète sur l’amour à partir d’une expérience scientifique basée sur la théorie de l’empreinte de Konrad Lorenz. Il introduit dans le groupe un « générateur numérique aléatoire ». C’est un robot dont les déplacements, les mouvements et rotations répondent à la transcription de chiffres tombés au « hasard ». Il a été conçu pour vérifier l’influence de certains médiums sur sa trajectoire a priori chaotique. Par blague, autant que par curiosité, le groupe fait l’expérience d’envoyer des messages mentaux d’amour au robot pour voir si l’amour influe ou non sur sa trajectoire.
Au cours de l’expérience, le comportement des êtres humains s’avère au moins aussi chaotique et irrationnel que celui de la machine.
Machine sans cible
Amour
Bégaiement
Hasard
Sensible / Sans cible
Paranormalité
Intelligence
Des êtres humains sont là, capables d’avoir une visée ou un ensemble de visées sans but. Entre nous, on parle de l’amour, de l’intelligence, de la nature de ces qualités, de leurs écarts, de leurs rapports. Comment produire, entre les personnages d’une fiction, dans le texte écrit comme dans la mise en scène, du sens qui ne soit pas défini, arrêté, mais multidirectionnel, sans cible ?
« je voulais te – parler parce que – parce que c’est là et parce que – parce que je – je veux l’avoir dit une fois dans ma vie et puis comme ça après – voilà on passe à autre chose – toi tu voilà tu reviens tu es là – après tu vas où tu veux et puis tu oublies tout ça et puis – moi je voilà je – je me libère de ça et puis c’est fait quoi – donc voilà je ça va prendre juste cinq minutes j’en ai pour cinq minutes je – juste le dire et puis – je pense que c’est important Ça va ? »
Pour le spectacle Machine sans cible, je me suis interrogé sur ce qu’était la nature spécifique de l’amour. On peut y mettre ce qu’on veut, mais l’idée était que l’amour est peut-être un regard « tel quel » porté sur ce qui nous entoure, en tous cas, au plus proche d’un regard sur les choses telles qu’elles nous apparaissent, déconditionné de tout ce qui serait notre bibliothèque habituelle d’appréhension du monde – bibliothèque construite par nos peurs, nos angoisses, les claques qu’on a reçues…
Les relations deviennent probablement passionnelles, parce que les gens ne cessent de projeter sur l’autre leurs peurs, leurs angoisses, leurs désirs, leurs fuites, leurs poursuites, etc. Possiblement, l’amour serait de l’ordre du commencement, de la découverte de l’autre « tel quel », déconditionné en partie des relations qu’on a pu avoir auparavant avec d’autres gens.
«Excuse-moi hein c’est – c’est comme ça je pense que c’est mieux – de de parler de dire – t’es pas obligée de répondre ou quoi que ce soit – je ne voulais pas le dire en fait je – je voulais rien dire – et puis – il y a quelque chose il y a quelque chose qui a fait que – ça m’a rendu – intelligentd’un seul coup – et puis j’ai eu le le la – la sensation – pasla sensation la la – j’aimaintenant une sorte de sensitivité de d’intelligence.»
Pour l’écriture de Machine sans cible, je suis parti d’un enregistrement dans lequel des gens tentaient de dire ce qu’était pour eux l’amour. Dans leurs prises de parole, dès qu’ils étaient au coeur de ce qui était pour eux le plus important, ils bégayaient. C’est une chose qui s’est reproduite très souvent.
Plus tard, il me semble avoir glané que le bégaiement, en terme psychique, correspondait à une forme de la violence contenue.
Le bégaiement serait-il un « symptôme » du rapport à la parole, liée à l’expression de l’amour ? Il m’apparaît plus globalement que le bégaiement nous emmène quasiment au chant, avec l’idée qu’il est possible que les premiers interprètes de théâtre aient été possédés.
Comme on le sait, les possédés perdent une partie de la dominance de l’hémisphère gauche sur le droit – même si cela n’est pas aussi schématique. L’hémisphère gauche comme garant de la subjectivité et du logos perd son pouvoir et cependant oblige l’hémisphère droit – sphère du chant – à re-dialoguer avec lui si le possédé veut récupérer la parole. Dans les cérémonies vaudous et autres, on peut observer clairement que celui qui parle – le possédé – est investi à la fois d’une grande énergie et qu’en même temps il n’arrête pas de bégayer, signe de sa difficulté à se réapproprier les mots.
C’est ce bégaiement qui je pense va être retranscrit dans les premiers textes de l’humanité comme Gilgamesh, l’Iliade et l’Odyssée, la Bible, etc. Les premiers textes de l’humanité sont des retranscriptions de récits oraux qui comportent une scansion naturelle, un bégaiement, qui devient lors de la retranscription, le vers – qui atteindra pour nous son apogée en terme de précision et de cisellement chez Racine – mais au fond ces textes partent d’une chose très archaïque : la possession.
Et jusqu’à aujourd’hui, pour réentendre le chant en même temps que la parole, le cerveau a besoin qu’il y ait cette scansion, cette versification, pour le réassimiler à du chant – et cela, de l’opéra jusqu’au rap, au slam. Pour que le cerveau assimile ça à de la musique, à du chant, il faut repasser à travers le logos, vers l’expression de départ, la versification, donc un bégaiement. Il serait intéressant de se demander quel est le rapport entre le possédé qui bégaye, qui nous ramène aux origines du chant et le fait que quelqu’un qui parle d’amour se retrouve également dans un bégaiement.
Quels sont les bugs communs entre celui qui parle de l’amour, celui qui chante et celui qui est possédé. Je pense que c’est une bonne question pour les interprètes…
Dans Machine sans cible, un des personnages dit qu’il ne croit pas au hasard mais qu’il croit à l’aléatoire, à des principes aléatoires, créatifs, qu’il ne lie pas au hasard. Il éprouve le besoin de faire cette petite distinction.
«C’est quelque chose qui fait que je deviens très calme tout à coup d’un seul coup ça me rend calme et tout est calme maintenant c’est très calme tout est calme, je me sens tout à fait calme maintenant, j’ai gardé ça mais je comme ça sous ma poitrine mais je enfin là et je je – je n’ai pas envie que ça reste là – c’est pour toi en fait tout ça tu vois ? Écoute juste ça écoute – je suis là je suis – j’aimerais en fait tellement ça tellement – que tu me voies – tu vois ? Je t’ai vue ! Je t’ai vue ! »
Sans cible, comme absence de cible… Quand les interprètes – mais aussi les gens dans leur vie – produisent du sens, ils ne le font pas sur un mode définitionnel, mais – j’en ai toujours eu l’impression – avec les 5 sens. L’acteur qui commence à jouer, comme l’être qui commence à exister, est dans un mode sensible, il avance, il produit du sens, il ne cherche pas spécialement à nous expliquer ce qu’il est en train de faire, il ne dit pas « regardez comme je joue, comme je vis, exactement ça ou ça ou ça », mais il s’implique dans une direction. Et, lorsque l’acteur arrive à nous donner le sentiment que le point de visée n’est pas un point mais une infinité de points, comme un horizon ou même comme un ensemble d’horizons qui irait dans tous les sens, j’ai alors vraiment l’impression d’être dans le présent du temps de la représentation.
«elle elle pas forcément perpétuel mais en tout cas elle il y a a a il y a ce jeu-là là et après effectivement là c’est c’est c’est on ne on ne s’ex on ne s’ex ne s’ex sexe sexe sexe sexe sexe sexe sexe défonce défonce on se on ne sexe on ne s’explique pas tout à fait cette on ne s’ex défonce ne s’ex putain cette cette question de limite cette c’est une question de limite c’est une question limite à savoir jusqu’à quel point on a envie de jouer ou pas avec ses ses ses sentiments et les sentiments de l’autre ».
Frédérique Plain : "On retrouve dans Machine sans cible cette interrogation sur le multidimensionnel qui traversait tout L’Homme de
février ?"
Gildas Milin : "En fait, le lien entre les deux pièces se trouve dans une poursuite des questionnements sur la mécanique quantique et dans cette idée qu’il se passe des choses entre les personnes qui ne sont pas de l’ordre du mesurable. Machine sans cible poursuit ces questionnements jusqu’aux frontières du paranormal."
Frédérique Plain : "Chacun de vos spectacles semble proposer une interrogation du réel ou de la perception, à travers une expérimentation qui concerne autant les acteurs que les spectateurs, et qui utilise souvent des outils et des notions empruntés aux sciences. Pourrait-on dire que votre démarche artistique s’apparente à la démarche « expérimentale » d’une partie de la recherche scientifique ?"
Gildas Milin : "Dans Machine sans cible, il est question des sciences, mais aussi de psychophysique, de paranormalité, car le pari est aussi de faire une pièce très « émotionnelle », je ne dirais pas « pathétique »mais on pourrait dire « pathique »,même si lemot n’existe pas, c’est-à-dire qu’il est question de l’éprouvé comme force agissante sur le réel."
« Et puis c’est si différent là comme ça – ce soir je suis tellement – différent si calme – suffisamment calme en tout cas – c’est comme si j’étais
devenu – plus intelligent à mesure que – en même temps plus intelligent à mesure que – cette chose ça cette cette – sensitivité je ne sais pas
comment il faut appeler ça ce – ce sentiment non cette sensitivité en fait – à mesure que ça grandit que ça augmente – ce serait la justice – suisj e vu ? Quand tout sera fini est-ce qu’on aura été vu ? Est-ce que j’aurai été vu ? – Par toi ? Par quelqu’un ? Je ne sais pas oh quelqu’un quelqu’un pour nous voir ! Justice ! Ça va ? »
Frédérique Plain : "Les personnages de Machine sans cible partent d’une sorte de réflexion sur l’amour et l’intelligence, et ensuite ils
sont rattrapés par l’éprouvé de l’amour et de l’intelligence et quittent complètement la réflexion ?"
Gildas Milin : "Oui, il y a un double trajet. Au départ, tout ça pourrait sembler un peu cérébral ou analytique… ces gens qui parlent de l’amour… Mais très vite on se rend compte que c’est très difficile d’en parler, en fait. Au début de la pièce on assiste à une sorte de séance d’enregistrement où les gens sont sensés dire ce qu’ils éprouvent, et c’est difficile, donc il y a déjà de l’éprouvé dans cette difficulté- là. Le dialogue consiste à demander s’il y a des ponts entre l’amour et l’intelligence. Certains pensent qu’il n’y a aucun lien parce que l’amour appartiendrait à quelque chose d’impalpable, et l’intelligence serait de l’ordre du fait d’ordonner les choses ; pour d’autres la frontière est plus floue ; et pour la personne qui invite – le personnage principal –, l’amour et l’intelligence sont la même chose, exactement de la même nature. Aimer, c’est être intelligent, et être intelligent, c’est aimer… pour lui. Évidemment il ne parle pas d’une intelligence stratégique, machiavélique…"
Frédérique Plain : "Mais qu’est-ce qu’il entend exactement par « être intelligent » ?"
Gildas Milin : "Dans ce sens, cela voudrait dire être capable de « se déconditionner », de se « déprogrammer »."
« Timidité et courage, c’est pour toi – c’est pour toi je je je vais – je vais te le dire – je – je meurs – je meurs d’émotion pour toi – je meurs d’émotion pour toi je – je meurs complètement d’émotion pour toi – je meurs d’émotion pour toi c’est ça c’est – c’est exactement ça je je je je je ne sais pas comment c’est ça que je veux te dire je meurs d’émotion pour toi c’est pour toi que je meurs – d’émotion – c’est pour toi c’est toi que j’aime – je t’aime. »
15, rue Malte Brun 75020 Paris
Station de taxis : Gambetta
Stations vélib : Gambetta-Père Lachaise n°20024 ou Mairie du 20e n°20106 ou Sorbier-Gasnier
Guy n°20010