Spectacle en italien et français, surtitré en français.
Orphée voit disparaître deux fois la femme qu'il aime. Une première fois mordue par un serpent, une seconde fois renvoyée à nouveau et définitivement dans les enfers par le regard de son amant. Orphée, par son chant, a le pouvoir d'enchanter les bêtes sauvages, d'amadouer les dieux, mais surtout de créer et de transformer les espaces, les lieux, les montagnes, les forêts dans notre imaginaire.
L’Orfeo est considéré comme le premier opéra. L’Orfeo est le lieu de notre « artisanat furieux », le grand fond sous-marin dans lequel nous plongeons. C'est une immersion dans différents langages qui racontent les étapes, les pauses, les paliers et les transformations intérieures d'Orphée. Nous cherchons à passer d'un monde à l'autre, à glisser du profane au sacré, à faire co-exister le bruit de la vie et la clarté de la mort, la puissance du mythe et la physicalité de la musique. Rien n'est sûr, tout peut se convertir en son contraire.
Samuel Achache et Jeanne Candel
D’après L’Orfeo de Claudio Monteverdi et d’autres matériaux.
Par la Compagnie La vie brève.
« séduisant Orfeo mûri par la distanciation avec Monteverdi. (...) Arrangements insoucieux des anachronismes stylistiques, ombres chinoises musicales en porte-à-faux, la musique du XVIIe siècle cède aux tentations de la banda à la bossa-nova, passe du bruitisme à la dissonance, du dépouillement lyrique à l’orgie percussive. Le musicien parvient même à gommer le différentiel d’énergie entre jeu théâtral et vocalité en multipliant les leurres. (...) l’ensemble est jouissif, qui révèle, sous le sarcasme potache, émotion et poésie. » Marie-Aude Roux, Le Monde, 16 janvier 2017
« Ils sont jusqu'à 13 sur scène, 13 comédiens-chanteurs-musiciens qui savent tout faire, jouer nature, multiplier les gags, chanter en choeur ou en solo, et en virtuoses, s'accompagner de mille instruments (...) [un] objet théâtral et musical furieusement joyeux, disgressif, loufoque, poétique. » Jean-Luc Porquet, le Canard enchaîné, 25 janvier 2017
Par le pouvoir de son chant, Orphée parvient à aller chercher dans les enfers celle qu’il aime, enlevée à la vie par une morsure de serpent. Pluton accepte de la laisser partir à condition qu’Orphée ne la regarde pas avant qu’ils aient atteint la lumière. Mais sur le chemin vers la sortie, poussé par un désir trop fort, il se retourne vers celle qui marche dans son dos pour contempler son visage. Il perd alors Eurydice pour la seconde fois.
Notre intention est de créer à partir de L'Orfeo de Monteverdi. Que cet opéra soit notre point de départ, mais pas nécessairement notre point d'arrivée. Que la musique et le livret soient notre matériau principal mais pas exclusif. Nous pourrions même dire que finalement notre « matériau principal » n'est pas l'oeuvre de Monteverdi, mais plutôt le regard que chacun porte sur celle-ci, les routes imaginaires qu'elle suscite chez nous.
« Ah ! c’est que pour monter il vous faut descendre »
lettra amorosa
Pour les humanistes de la Renaissance, la figure d’Orphée célèbre à la fois le triomphe sur la mort (thème chrétien de la résurrection), l’antique thème du pouvoir de la musique et plus largement du pouvoir de l’Homme sur la nature, et finalement l’ascension vers le monde des Idées, où Orphée retrouvera Eurydice dans un amour sublimé. À l’instar des monuments de la Renaissance, Orphée semble donc lié au monde des formes pures et simples. Mais le livret de Striggio consacre un long passage à la descente solitaire d’Orphée dans un monde aux confins du monde, Orphée franchit, transgresse le seuil infranchissable et pénètre dans le royaume des morts pour aller chercher son Eurydice, sa « vie ».
L’Orfeo renferme pour nous une histoire souterraine du chagrin, qui tel un grand marécage se répand et inonde sans bruit l’existence. L’histoire d’Orphée est donc aussi ancrée dans la matérialité des choses, la texture des affects ; comme chez Pétrarque « la douleur de la nature » prête sa voix au poète et donne au sujet naissant sur la scène du théâtre baroque le pouvoir de dire « je ».
« Vous souvient-il, bois ombrageux
De mes longs et cruels tourments
Quand les rochers pleins de pitié
Se faisaient l’écho de mes plaintes ? »
L’Orfeo, Acte 1
L’Orfeo est considéré comme le premier opéra. Monteverdi compose au sens où il agence des langages différents qui racontent les étapes, les pauses, les paliers, les transformations que traverse son personnage, comme les cercles de l'enfer et du paradis chez Dante. C'est ainsi qu'il compose le premier opéra, comme s’il montait des expériences à partir des formes musicales dont il dispose à la frontière entre la Renaissance et le monde baroque, la polyphonie ancienne et la monodie accompagnée, l'harmonie des sphères et l'expression des affects, le monde païen et le monde chrétien, la tragédie et la messe… Il ne choisit pas, il passe, il glisse.
A notre tour, nous nous emparerons de cette oeuvre qui sera la matière brute de notre « artisanat furieux », pour reprendre l’expression de René Char, le lieu de notre laboratoire. Nous souhaitons « traduire » L’Orfeo de Monteverdi en continuant à chercher la théâtralité du geste musical et la musicalité du geste théâtral.
Dans ce processus où réécriture et réinterprétation sont volontairement confondues, les musiciens et les acteurs-chanteurs sont tous considérés comme des co-auteurs de cette création aussi bien au niveau de l’histoire qui se raconte que dans l’écriture de la musique. Pour cela nous continuerons à tirer les fils qui se tissent entre la musique ancienne et le jazz, entre des parties très écrites et des parties musicales improvisées. L’improvisation étant pour nous un processus qui permet de saisir le présent.
Les répétitions sont organisées à partir des consignes, des questions théoriques ou concrètes, des commandes formelles, des terrains ludiques proposés à l’équipe par les metteurs en scène. Les musiciens-acteurs-chanteurs interprètent la partition et le mythe à travers ces consignes, proposent des écritures et improvisations théâtrales et musicales qui seront la matière d’une réécriture de l’oeuvre à l’échelle du spectacle. Ces propositions peuvent aussi bien ouvrir un détail de la partition ou de l’histoire que traiter un passage entier de l’opéra.
Cette écriture en « va-et-vient » par rapport à l’oeuvre d’origine nous permet de couper, de « grossir certains passages », d’ouvrir des images ou des digressions, ou alors chercher à réaliser la partition simplement, avec nos propres outils.
« Voyez la force du chant nouveau : des pierres il a fait des hommes, des bêtes sauvages aussi des hommes. Ceux qui par ailleurs étaient morts […] à seulement entendre ce chant sont redevenus vivants. […] Au reste l’univers aussi il l’a ordonné avec mesure, et il a soumis la dissonance des éléments pour faire du monde entier une harmonie. » Marcile Ficin, poète et philosophe italien (1433-1499)
La voix d’Orphée tire sa force de son origine céleste, mais c’est aussi une voix qui s’enterre, qui s’engouffre dans la matière, qui imite la nature. Le « recitar cantando » est l’élément principal de ce nouveau langage inventé par les humanistes musiciens. Avec ce « chant nouveau » le personnageacteur-
chanteur peut décrire le monde, produire un récit ou nous faire plonger dans son intériorité, nous rendant spectateur de sa subjectivité, en empathie avec ses émotions. La voix suit les affects, le discours, la pensée. Ce sont les mouvements de l'âme qui conduisent les mouvements harmoniques et mélodiques, ce qui confère au chant une force d'évocation, et même un « pouvoir ». Ce « pouvoir » est celui de métamorphoser la nature selon deux dynamiques ; une première dynamique où le poète projette ses mouvements intérieurs sur la nature et une dynamique inverse où il extrait des fragments de nature et les fait siens, les intériorise. La voix et la musique épousent les formes de la nature.
On pourrait imaginer que cette nature, ces montagnes et ces champs changeraient de morphologie, de physionomie, de couleur, d'apparence en fonction de l'état où se trouve l'âme d'Orfeo :
« Vous avez gémi, ô montagnes et vous avez pleuré,
Vous, rochers, au départ de notre soleil,
Et moi, avec vous, je vais pleurer toujours.
Et toujours je gémirai, oh douleurs, oh larmes !
Echo : Oh larmes. »
Livret, L’Orfeo
Nous voulons explorer à notre tour l’étendue de la voix humaine. Pour cela nous chercherons à interroger les pouvoirs de la voix de façon aussi directe, naïve qu’il sera nécessaire afin de l’éprouver « au plateau ». Travailler au plus près de la voix c’est chercher à emmener la voix chantée du côté de ses origines affectives : pas exclusivement lyrique, l’expression des sentiments peut nous mener vers le cri, le souffle coupé, la voix qui s’éteint, le chant qui prend naissance dans la parole, etc… Nous traduirons à notre manière cette recherche de Monteverdi sur le réalisme du chant « figuratif » et de la parole chantée.
Par le jeu des timbres, des frottements et des consonances, la voix comme réalité physique se laisse bousculer, déranger ou bien envelopper par les instruments qui l’accompagnent. Les rapports entre les chanteurs et « l’orchestre » disséminé et mobile sur scène sont aussi l’objet de nos recherches, tant sur le plan acoustique que théâtral. C’est pourquoi nous voulons travailler de façon acoustique, sans micro, pour être au plus près de la réalité physique du son et pour pouvoir le spatialiser depuis le plateau.
« Il arrive que dans mes projets je cherche à passer d'un monde à l'autre, utilisant une technique décrite dans la Venise baroque comme " Il Ponte " , une manière de produire des agents anamorphiques qui jouent avec les quatre niveaux de la rhétorique médiévale : littérale, allégorique, éthique, et anagogique (…) A ceci près que, plutôt que de chercher à lire les quatre niveaux à la fois, le but est de passer constamment d'un niveau à l'autre. Le passage est l'élément de surprise qui provoque non seulement une certaine illumination, mais aussi le plaisir. Imaginez un slalomeur propulsé à chaque virage, non pas seulement dans une autre direction mais dans une piste complètement différente. Il fait en sorte d'emprunter quatre trajets différents, bien que l'intérêt réside moins dans les trajets eux-mêmes, que dans la beauté de son saut d'un monde à l'autre. » Raoul Ruiz, Poétique du cinéma, éditions Dis Voir, 1995
Samuel Achache, Jeanne Candel, Florent Hubert
37 bis, bd de la Chapelle 75010 Paris