– Pourquoi glisses-tu de mes mains ? Où es-tu ?
J’ai un nouveau tatouage à te montrer. Ne t’éveille pas…
Là, comme tu es, je te mettrai en figure de proue. Petite fille.
Prends-moi par la main pour me montrer le monde.
– Je n’ai pas de mains. Il n’y a pas de monde.
Le Quart, Nikos Kavvadias
Ivresse en lieu clos
Entretien avec Jean-Yves Ruf
Il y a des lieux magiques où se brisent les codes et les lois de la société, des lieux qui peuvent devenir des espaces de rêves ou de cauchemars pour les femmes et les hommes qui les fréquentent. Les bars appartiennent parfois à cette catégorie, comme les « carrés » des marins sur les bateaux.
Là se créent de nouveaux codes, de nouveaux rapports dus à l’immobilisation volontaire ou forcée, à la proximité, à la promiscuité, à l'impossibilité de s'en échapper. Des hiérarchies s'installent, des liens se créent, d'amour ou de haine, qui se cristallisent au fil des jours. Un temps en suspend, un temps d'angoisse parfois lorsque rôde le fantôme de la mort. Les mots s'échangent, complices souvent, parfois rares, demi-mots codés, bribes de phrases jamais finies, de pensées interrompues et reprises, qui s'enchaînent et ne peuvent plus être retenues.
Silures, titre donné en référence à ces monstres aquatiques qui dans le sommeil ou la veille envahissent l'esprit des marins, se constituera autour du grand poème lyrico-romantique de Samuel Taylor Coleridge : Le Dit du Vieux Marin qui raconte l'histoire d'un équipage immobilisé dans les mers putrides ou enserré dans les glaces polaires. Ces marins enlisés, si proches de ces buveurs habitués des bars qui ne veulent plus rejoindre le mouvement de la rue, qui se protègent dans ces lieux clos, dans ces enclaves protégées, et qui livrent leur imaginaire en racontant des histoires d'hommes, entre onirisme et réalité, des histoires pour dire l'angoisse, la solitude, la mort, criant, fumant, crachant, se taisant aussi quand ils rentrent dans leurs pensées et que les mots manquent...
D'autres compagnons écrivains se joindront à Coleridge, tels Joseph Conrad et Jean Giono, conviés par Jean-Yves Ruf pour créer un de ces univers de théâtre fort et troublant qu'il sait si bien composer, en le peuplant de sons et d'objets soigneusement choisis, en ne cessant jamais de s'appuyer sur ses comédiens, partenaires improvisateurs, pour faire entendre des histoires venues de l'imaginaire de tous les auteurs qu'il défend avec ténacité et passion.
Écume aux vagues, faveurs du vent,
Sillage libre derrière s’ouvrant,
Dans le silence de cette mer
Nous avançâmes les tout premiers.
"Le Dit du Vieux Marin", Coleridge
Silures, ce titre fait-il référence à ces monstres aquatiques ?
Le silure est un de nos monstres modernes, venu d’Asie, d’une laideur indicible, vorace jusqu’à manger des petits chiens, et qui peut atteindre deux ou trois mètres de long. Ce n’est pas un monstre marin, mais d’eau douce. Le titre, Silures, est bien sûr donné en référence à ces monstres aquatiques, qui ont la particularité d’envahir dans le sommeil ou la veille l’esprit des marins. Ce travail s’est avant tout constitué à partir du poème de Samuel Taylor "Coleridge Le Dit du Vieux Marin".
Comment avez-vous découvert ce poème ?
J’ai lu ce texte, il y a une dizaine d’années. J’ai cru l’avoir parcouru comme beaucoup d’autres, d’un oeil curieux mais promeneur sans plus. Pourquoi alors, rouvrant ce livre dernièrement, ai-je eu la sensation que je l’avais lu la veille, qu’il ne m’avait jamais quitté, que je travaillais quotidiennement avec ? Il y a sans doute des textes qu’on rencontre si intensément qu’ils nous contaminent, même à notre insu. L’étrangeté de ce poème dégage un charme envoûtant. Coleridge, qui consommait beaucoup d’opium et de laudanum, descend dans les profondeurs de l’inconscient et explore les troubles de la perception. Le récit dérive lentement vers un songe halluciné, où les spectres de la mort et de la culpabilité flottent parmi les monstres sous-marins, à la lisière du fantastique. Le meurtre de l’oiseau, qui aurait pu rester un événement anodin, devient l’acte qui porte malheur et déclenche une expérience intérieure extrêmement forte. L’atmosphère, que dépeint Coleridge, cette impression de temps suspendu, cette solitude des marins au milieu des flots immobiles, me touchaient beaucoup. La mer m’a toujours donné de belles sensations.
Le souvenir de l’ambiance d’un des bars, que vous fréquentiez, vous a également inspiré ? Quels liens avec Coleridge ?
C’est dans les bars que je croise le plus souvent les vrais monstres décrits par Coleridge, les enlisements, les hébétudes, le sang qui se fige lentement, la sensation d’être irrémédiablement ralenti, de ne plus avoir assez de force pour suivre les gens dehors. Après avoir relu "Le Dit du Vieux Marin", qui raconte l’histoire d’un équipage immobilisé dans les mers putrides, je me suis souvenu des habitués du Frisco, un bar de la rue Monge : des gars souvent éméchés, qui se réfugiaient dans ce cocon faussement sécurisant où régnait la patronne, seule femme de cet équipage, à la fois attentive et ailleurs. Le parallèle avec la structure du poèmem’a frappé. Dans ce genre d’endroit, les heures semblent s’écouler lentement alors que dehors tout va à vive allure. Ce décalage rappelle ce qu’on peut éprouver quand on se sent laissés pour compte. Je ne traite pas de l’alcoolisme, mais de ce sentiment là.
Comment croisez vous les deux univers, les bars et la mer ?
Ces marins enlisés sont si proches de ces buveurs habitués des bars… Le spectacle n’est pas une adaptation du poème mais une flânerie poétique qui s’en échappe. Coleridge écrit un voyage intérieur. Je ne voulais pas m’enfermer dans l’anecdote maritime. D’ailleurs la scénographie laisse planer l’ambiguïté sur le lieu. Un grand espace avec des bacs remplis d’eau, évoquant une atmosphère industrielle et là dans cet espace un bar avec ses habitués qui errent dans cet endroit et brassent leur vie intérieure.
Comme souvent dans vos spectacles, vous vous basez sur plusieurs textes et vous construisez les choses au fur et à mesure de vos répétitions ? Comment s’est construit Silures ?
Quand je mets en scène des spectacles comme Silures, c'est-à-dire des créations où rien n'est écrit d'avance, où tout se joue et se déjoue e répétitions, j'ai la sensation d'avoir un bloc opaque devant moi, et qu'il faut suivre une intuition de sculpteur, suivre le fil du bois, jusqu'à ce que naisse un objet cohérent. Parfois, on se trouve avec des noeuds et il y a plusieurs spectacles possibles, il faut en choisir un, et laisser tomber le reste sans regret. Comme toujours, je lis beaucoup en amont des répétitions, j’accumule des matériaux, des rêveries. Conrad, Melville, Lowry ont nourri mes inspirations. Mais j’essaie de rester très ouvert à ce que les comédiens peuvent apporter. Nous avons jalonné le travail de la lecture du poème et d’un autre texte, Le Quart de Nikos Kavvadias. Certains acteurs ont écrit des textes. Progressivement, le canevas s’est fixé. La forme se sédimente par couches successives. Je travaille à l’oreille pour percevoir quand nous avons trouvé la note juste. Coleridge avec ses peintures des “remuements” de l’âme offre un poème d'une rare concision, qui a la rapidité de nos rêves. Je tente de retrouver cela. C'est surtout un travail sur la perception du temps qui passe.
Entretien réalisé en décembre 2005
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