Sur la grand-route

Saint-Denis (93)
du 24 janvier au 17 février 2002
1H15

Sur la grand-route

Ceux qui restent. Ils passent… vont d'ici, cet improbable endroit " d'où l'on est ", à là-bas… Jérusalem pour le pèlerin, une famille pour l'un, une affaire en ville pour l'autre, un lien si ténu soit-il qu'on a avec la vie comme elle va. Ce soir, ils se sont les uns après les autres réfugiés dans un abri, quelques planches sur le bord de la route où l'on peut passer la nuit au sec sur des bancs. Dehors c'est la fin de l'automne, il pleut, il vente, il fait froid et noir. Demain ils repartiront sur la route, anonymes, séparés. Ils sont là, ensemble et solitaires. 

     
Ceux qui restent
Un soir, une communauté...
Un acte pour rêver la vie

Ils passent… vont d'ici, cet improbable endroit “d'où l'on est”, à là-bas… Jérusalem pour le pèlerin, une famille pour une autre, une affaire en ville, un lien si ténu soit-il qu'on a avec la vie comme elle va. Ce soir, ils se sont, les uns après les autres, réfugiés dans un abri, quelques planches sur le bord de la route où l'on peut passer la nuit au sec sur des bancs. Dehors c'est la fin de l'automne, il pleut, il vente, il fait froid et noir. Demain ils repartiront sur la route, anonymes, séparés. Ils sont là, ensemble et solitaires. Des voix fusent, des mots de rien, de petites histoires, une prière, le silence, un verre et une cigarette en attendant qu'on dorme un peu sur un banc. Certains n'ont rien dit, ne diront rien. Rien que l'humaine présence : Premier théâtre.
Bientôt, tout doucement, Tchekhov concentre l'écriture sur l'un d'eux, ivrogne désargenté que l'on rudoie, renvoie, refuse. Puis on apprend son histoire, et c'est toujours la même histoire pour tous, lamentable et dérisoire, une toute petite histoire, celle d'un homme délaissé par une femme et qui chute. Cela aurait pu être l'histoire de cette femme-là dans un coin et dont on ne saura rien, c'eut été alors… Et voilà que face au malheur ordinaire, les solitaires et les anonymes se reconnaissent, se retrouvent et les voilà ensemble célébrant d'un verre offert, d'une place cédée à l'ivrogne pour qu'il dorme et oublie, leur communauté, communauté infime et chaude, brutale et essentielle : Second théâtre.
Et puis, Troisième théâtre, sacrifice de Tchekhov au théâtre, la femme en question passe dans ce refuge ce soir-là. Moment improbable, rêve ou cauchemar de l'ivrogne, impossible rencontre, elle manque d'être tuée, châtiée par un autre, éclats, cris, voix dans la pénombre, elle s'enfuit, c'est fini, cela aura duré quelques minutes, tous sont là et attendent le jour pour repartir. C'est fini.
Cela aura duré une heure et quart, le public aura été près des acteurs car il faut être proche pour voir le petit, entendre la pauvre voix, il aura été assis sur les mêmes bancs que les acteurs, et lui aussi aura été convié à la naissance du lien, à la communauté d'un instant, celui où les êtres séparés se vivent comme espèce humaine, ceux qui restent.

Antoine Caubet

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Anton Tchekhov écrit cette courte pièce en un acte en 1884, lors d'une petite maladie qui le cloue chez lui durant une semaine. C'est un jeune Tchekhov (24 ans) qui a, quelques années plus tôt, écrit Platonov (à 18 ans) qui vient de débuter l'exercice de la médecine et qui se concentre dans son travail littéraire surtout sur les récits.
Nous sommes encore loin des “grandes” pièces et des personnages extrêmement travaillés, de la nature de la parole des personnages se regardant vivre dans ces pièces, loin des grandes réflexions d'Ivanov, loin des relations complexes entre l'art et la vie de La Mouette, loin des héros tchekhoviens tels qu'ils vont se dessiner à partir des années 1890.
Non, là, tout fonctionne comme si nous étions dans un “pré”-théâtre : les personnages n'en sont qu'à peine, tout juste esquissés, comme grossièrement taillés, avec trop peu de mots pour pouvoir être vraiment définis, quand ils ne sont pas seulement des silhouettes venant habiter le refuge de Tikhone au bord de la route. Seules deux ou trois figures émergent d'une masse presque indistincte, et c'est bien dans cette économie entre la masse anonyme et un ou deux destins particuliers que se joue tout l'intérêt de la pièce : c'est bien de la nature de la vie, de sa brutalité, de la solitude de tous les êtres humains qu'il s'agit.
La scénographie du spectacle a choisi de privilégier la proximité du spectateur face au plateau qui dessine le refuge, l'abri dans lequel les passants vont se réfugier pour la nuit. Oui, tant du point de vue des personnages que de celui du public, il s'agit de “l'espèce humaine” que Tchekhov décrit, et il nous a fallu les réunir au plus près pour que s'efface un peu le “spectacle” au profit de la communauté des personnes réunies pour un soir dans un théâtre.
Cet ensemble (plateau + public) est placé dans un “coin” du plateau de la salle de théâtre, celle-ci jouant comme le dehors (la pluie, le vent, le froid) d'où viennent personnages et spectateurs pour se réfugier “à l'intérieur” du refuge.
Les acteurs, assis, couchés, seuls ou à deux ou trois, attendent, sont là, disent quelques mots, Fédia joue un peu d'accordéon, Tikhone est accoudé à son zinc, le temps s'égrène, la lumière bouge de façon imperceptible, les actions sont petites, à tel point que bientôt on ne sait plus si on rêve ou si ces gens-là sont bien réels.

Antoine Caubet

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Tout jeune médecin, vivant sans trop de moyens dans une grande maison familiale ouverte à tous et à tous vents, Anton Tchekhov a vingt-quatre ans quand, profitant d'une maladie qui le cloue chez lui et le met de mauvaise humeur, il reprend une de ses nouvelles, écrite un peu par plaisir et beaucoup pour gagner sa vie : En automne. Et l'adapte pour la scène.
C'est Sur la grand-route. Un acte, présenté par le Festival d'Automne en 1984 —cent ans tout juste après que Tchekhov l'ait achevé. Une mise en scène de Klaus-Michaël Grüber avec des comédiens allemands. Il avait trouvé un endroit perdu au milieu de nulle part (la Mission espagnole de Saint Denis), comme à Berlin, près du Mur encore debout, il avait trouvé un vieux cinéma abandonné aux murs criblés de traces de balles. En France, cinq représentations ont suffi à créer une légende.
Aujourd'hui seulement, dix ans plus tard, Antoine Caubet relève le défi. S'il en a beaucoup entendu parler, il n'a pas vu le spectacle de Klaus-Michaël Grüber et pour lui, de toute façon, il n'est évidemment pas question d'imiter, ni de contredire. Il a commencé à s'intéresser au texte dès 1991, alors qu'il préparait Ambulance de Gregory Motton. Il avait même envisagé de faire travailler les comédiens sur les deux pièces, mais vraiment, une seule suffisait bien…
Ce qui l'a attiré et retenu, c'est la façon dont Tchekhov qui, au moment où il se décide à écrire Sur la grand-route a tout juste son Platonov dans ses tiroirs, se place aux alentours du théâtre. Comme s'il s'en méfiait. Il s'en méfiait d'ailleurs, et se disait avant tout nouvelliste, voire romancier. Pourtant se reconnaît déjà son talent pour créer le malaise entre les personnages. Des personnages littéralement “indéterminables”. De ces anonymes que l'on peut croiser sans les voir, réunis par hasard dans une taverne au bord de la “grande-route”.
Un endroit neutre, sans caractère particulier. Ils s'y sont réfugiés pour attendre la fin d'une tempête avant de repartir chacun vers son destin. Antoine Caubet y voit la préfiguration de l'univers de Beckett, comme il reconnaît dans la pièce une forme de dramaturgie très contemporaine : 
« La dramaturgie de l'absence. Absence d'intrigue, prédominance d'une parole minimaliste, logique du rêve. Les actions se succèdent sans raison apparente. On est plongé dans une ambiance intemporelle qui interdit toute tentation réaliste. Il s'agit là d'une “écriture de nuit”, à peine contrôlée. Jouer le misérabilisme empêcherait de percevoir le mystère de ce moment en suspension. Ce dont parle la pièce ne se livre pas de soi-même, il faut le faire entendre, créer les conditions d'écoute, permettre de saisir d'infimes frémissements, de suivre un regard. Et puis le garder en soi, se construire une mémoire.

La scénographie est essentielle. J'y ai pensé dans un refuge montagnard. J'avais marché une dizaine de jours, je me retrouvais là, seul, attendant le moment de repartir… Un peu dans la situation de la pièce. Elle n'a rien à voir avec la montagne, mais j'ai compris qu'elle ne pouvait se voir et s'entendre que dans un refuge. Enfin, un endroit fermé où scène et salle sont réunies sans séparation. À partir de là, on ne peut dépasser cent spectateurs. Pour voir le petit, soyons peu. La pièce s'écoute comme la mémoire de notre vieux monde, où les êtres sont pauvres, abandonnés, élémentaires. ». La pièce de Tchekhov propose une métaphore du théâtre : un endroit où l’on se réunit pour rêver la vie, avant de repartir vers une autre réalité. Propos recueillis par Colette Godard

« Tous nous savons ce qu’est une action malhonnête mais nous ignorons ce qu’est l’honnêteté. »...« Oui, actrice, vous tous les acteurs artistiques, le succès ordinaire, normal, ne vous suffit plus, il vous faut le fracas, les canons, la dynamite. Vous êtes définitivement gâtés, assourdis par les conversations constantes sur les succès, les salles pleines ou à demi pleines, vous êtes déjà contaminés par ce poison, et, d’ici deux à trois ans, vous ne vaudrez plus rien du tout ! Voilà !… »Lettre à Olga Knipper – octobre 1899

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Spectacle terminé depuis le dimanche 17 février 2002

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