Un homme, pas plus fou que vous et moi se retrouve enfermé dans ses rêves. Mais rêve-t-il vraiment ou est-ce juste pure réalité ? Une hallucination féminine apparaît, certainement due à un excès de drogue et il en devient fou amoureux. Cauchemar. Sa mère, tel un personnage beckettien, le hante ; ce qui le pousse au matricide.
Comment faire de la vie un rêve joyeux, malgré tout (malgré le suicide et la folie) ? Jessica Dalle a choisi de mettre en scène deux pièces de Stanislaw Witkiewicz, Le Fou et la Nonne (1923) et La Mère (1924), qui ont entre autres un thème en commun : la prison que nous fait le monde et les moyens parfois loufoques d’en sortir.
Alors les acteurs parlent et s’affairent tant qu’ils peuvent pour construire une cellule qui soit aussi un rêve et obéir ainsi aux injonctions de l’auteur polonais : « En sortant du théâtre, on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre… »
Pourquoi avoir choisi de monter Witkiewicz ?
J’ai rencontré ses textes par hasard au Conservatoire. Ce qui m’a intrigué chez lui, c’est les sujets qu’il propose et la construction dramatique, il y a chez lui un aspect obsessionnel qui donne naissance à une écriture compulsive et instinctive. Ses pièces finissent toujours par une bagarre, comme si à la fin de chaque pièce, les personnages se disaient : on s’est posé plein de questions sur l’existence, le monde, la vie mais on ne répondra jamais aux mystères de l’existence, alors on peut bien se taper dessus ou bien mourir. De toute façon, on va mourir. Dans Walpurg-Tragédie, c’est d’ailleurs une multitude d’allégories de la mort dont il est question. Pourquoi a-t-on parlé de tout ça ? De grandes idées sur les hommes, de l’enfermement de l’individu dans la société, de liens filiaux ou d’amour. À quoi ça sert exactement ? Witkiewicz a fini par mettre fin à ses jours et on ressent ses personnages comme toujours à la lisière de la mort.
Vous montez ensemble deux pièces différentes, Le Fou et la nonne et La Mère. Comment avezvous fait la couture des deux pièces ?
Au centre des pièces de Witkiewicz, il y a toujours un anti-héros qui, en fait, est luimême et c’est autour de lui que gravitent les autres personnages. Il ne sait pas écrire autrement qu’en mettant en scène sa propre
existence. Dans La Mère, il est le fils. Dans Le Fou et la nonne, il est le fou, l’auteur, le poète. Si bien que c’est assez simple de monter les pièces ensemble, puisqu’on dispose d’un point central. Dans Walpurg-Tragédie, la mère est devenue le cauchemar omniprésent du fou. C’est ainsi que les deux pièces s’intègrent. Il y a également d’autres matériaux, pris dans la vie réelle de Witkiewicz et dans celle de ses proches. J’utilise par exemple une lettre de sa compagne qui a tenté de se suicider en même temps que lui et qui a survécu.
Ce goût pour un auteur polonais s’accompagne t-il chez vous d’un goût pour des techniques de jeu héritées du théâtre polonais ?
J’ai été fascinée par Kantor ou Grotowski mais le théâtre de Witkiewicz permet de ne pas s’installer dans un certain type de jeu. On peut passer sans transition d’un jeu à un autre, sans psychologie. Avec son écriture, Witkiewicz donne des idées assez puissantes de jeu, que nous avons respectées ou effacées, mais l’objectif était de réaliser ces transitions dans leur simplicité. J’ai un goût prononcé pour l’improvisation cadrée qui permet aux acteurs et à la technique d’être au présent de la représentation. Pour les acteurs, nous construisons plusieurs couches, ils entrent dans le personnage mais en ressortent aussitôt, tel un jeu enfantin.
Vous avez un goût pour le surréalisme ?
Oui, c’est évident. Je pense qu’aller au-delà du réel permet de trouver une lucidité sur ce qui se passe vraiment. Si on ne fait que transposer sur scène ce que tout le monde constate déjà dans la vie quotidienne, je ne vois pas l’intérêt. J’ai envie d’ouvrir d’autres dimensions.
Y a-t-il une ligne dramaturgique qui a guidé votre mise en scène ? Ce qui est bien avec Witkiewicz, c’est que tout est permis. Le postulat de Walpurg-Tragédie est d’entrer dans la construction du cerveau d’un Homme. Les séquences dramatiques peuvent s’enchaîner sans sens apparent. Puisque le personnage est fou, ou plutôt qu’on le traite de fou, alors on peut se déprendre de la logique habituelle, s’essayer à l’absurde. On peut passer par un formalisme assez strict, par des moments très statiques, et sauter ensuite, par une coupure brutale, à un grand délire. Mon écriture, dans cette mise en scène, s’est construite d’intuitions. J’essaie de construire un imaginaire scénique fort (visuel et sonore) pour que les acteurs puissent ensuite, à l’intérieur, trouver des zones de liberté.
Quelle scénographie avez-vous construite, justement, pour ces deux pièces en une ?
J’essaie de proposer des éléments liés à la nature : de la terre, un ciel étoilé, du lierre. Nous créons des terrains de jeux qui permettent de débrider l’imaginaire et d’arpenter une jungle tropicale ou de se retrouver dans un cimetière. Les espaces sont découpés et se regroupent autour d’une pierre tombale d’où surgit la Mère. Il y a également toute une notion constructiviste et lourde qui contrecarre l’aspect naturel et
léger. Ce n’est pas vraiment du théâtre pauvre au sens de Grotowski mais ça n’en est pas si éloigné scéniquement. Il fallait lier la cellule du fou à l’appartement de la mère, les deux y sont présent de manière détournée puisque les lieux où se baladent les spectateurs sont les rêveries métaphysiques de Walpurg.
Le théâtre pauvre valorise le corps de l’acteur. Comment travaillez-vous avec les acteurs ?
J’ai commencé à mettre en scène à 17 ans. À chaque fois que j’ai mis en scène des acteurs, j’ai procédé de manière différente. Pour Walpurg-Tragédie, j’ai demandé à JeanBaptiste Tur un travail d’immersion dans la vie de l’auteur, c’est une approche plutôt biographique. Au-delà d’interpréter un personnage, c’est tout Witkiewicz dans sa complexité et sa contradiction qu’il doit nous restituer durant la pièce. Pour la mère, nous avons avec Bernadette Le Saché fait un travail burlesque, nous avons composé un archétype de Mère issu de nos imaginaires respectifs, en s’inspirant de la figure étouffante du père de Witkiewicz. Pour la nonne, nous avons eu toute les libertés de jeu avec Edith Proust, nous avons décliné les images de femmes que nous voulions voir surgir. En ce qui concerne les relations qu’entretiennent ces trois entités, c’est dans une qualité de jeu sensible que nous avons démarré, pour tout détruire au cours de la pièce. La musique de Thomas Dalle amène un quatrième personnage, qui participe à cette folie et amène le liant rythmique de leurs échanges.
Propos recueillis par Stéphane Bouquet, juin 2016
13, rue Pierre Sémard 94400 Vitry-sur-Seine