Ça commencerait là, au creux d’un songe, puissamment présent, étrangement lointain. Sensation dépaysante de paysage orphelin. Endroit presque familier qui se dérobe à la reconnaissance, où déambulent carcasses d’hommes et d’animaux. Où, entre deux tours presque jumelles, chutent, en nuées grotesques, paperasses et archives,… au milieu de tout ce dont on n’a pas voulu là-haut, au milieu d’un tas de souvenirs pourrissants. Et là, juste là, un homme en rencontre un autre. Bon.
Le premier interpelle le second qui n’en revient pas. Ça crée un lieu, ça crée un temps. Ça crée une transaction. C’est simple. Le premier homme dirait à l’autre que s’il est maintenant, précisément là, à cette heure et en ce lieu, c’est qu’il désire quelque chose qu’il n’a pas, et cette chose, il peut la lui fournir. Il ne se nomme pas, personne ne nomme le lieu, ni le désir ni l’objet du désir.
Si ce n’est que tous deux se placent dans un temps où l’ordinaire est à la sauvagerie.
L’offre et la demande
Un homme en rencontre un autre. Il dit être l’offre et l’autre est censé être la demande. Mais de quoi s’agit-il ? D’un échange, d’une transaction commerciale ? De quel commerce est-il question ? Quelles en sont les règles ? Quelle en est la monnaie ? Pour quelle marchandise ? Pour l’un comme pour l’autre, les mots sont des armes, la langue un terrain de chasse. D’où sortent-ils ? D’un songe étrange ? Au coeur des ténèbres ? Entre deux tours d’une cité désertée ? Retarder l’effondrement. Tromper le désir qui s’épuise. Tels des chiens qui faute de se mordre la queue, ne mordent plus que la poussière. (…) On pourrait penser aux pages incandescentes d’un roman de Faulkner ou de Conrad. On finit par deviner d’autres silhouettes, une, puis deux, homme ou animal, fouillant le sol, tête en terre, groin peut-être. Massif. Prendre la parole et ne plus la lâcher. Parler jusqu’à plus soif. De désir, de commerce, de ruisseau d’étables, de petites fiancées, de pantalons et de vestes.
Niveau zéro
L’endroit où ce qui a été n’est plus et où ce qui sera viendra du désir. L’endroit où temps et lieu vacillent. Point mort pourrait-on dire. Ou passage. Une forte prégnance métaphorique s’écoule et se répand de « ce temps et ce lieu » ; l’expression est récurrente et scande le texte d’une mélancolie austère, qui contraste avec une rhétorique d’une flamboyance arrogante. Au commencement du projet, nous avions réalisé une version au troisième étage d’un bâtiment désaffecté du 19eme siècle, dans de vastes espaces vidés. Il y a de ça dans la « chambre des espérances » du film de Tarkovski : « Stalker », de ces invitations à des chutes paradoxales qui ravissent et élèvent quoiqu’il en soit.
Entre hommes et chiens
La dualité homme-animal revient constamment comme base rythmique dans la bouche du dealer. Entre ombre et lumière comme l’entre chien et loup des crépuscules. Sur le plateau, des chiens sont là, observateurs muets et lointains de ce qui se joue parmi les hommes. Ils apparaissent et disparaissent sans raison apparente. Des silhouettes, humaines celles là, se devinent aussi, carcasses rejetées des discours, témoins silencieux dans le non lieu des échanges et des tractations licites ou illicites d’entre deux seuils que rien ne distinguent, d’entre deux tours que l’on dirait jumelles.
Jean Pierre Brière
16, rue Georgette Agutte 75018 Paris