Près de cinquante ans après la mort du réalisateur italien Pier Paolo Pasolini, quatre artistes se retrouvent sur une scène de théâtre et plongent dans la nuit de ce meurtre pour en faire un spectacle. Oui mais lequel ? Quelle histoire raconter et comment ? Passages en italien surtitrés en français
Passages en italien surtitrés en français
Dans le cadre du Festival Les Singulier·es
Au cœur d’un décor reconstituant la plage d’Ostie, dans la grande banlieue romaine, où Pasolini fut assassiné une nuit de novembre 1975, quatre artistes s’interrogent sur la façon de raconter une histoire. La vie du poète, son meurtre, les combats qu’il a menés, les phénomènes contre lesquels il luttait se déploient en une multiplicité de récits. Reconstitutions, interrogations, confrontations et hypothèses agissent comme une tentative d’épuisement d’un lieu et d’un sujet.
En mettant en scène une réflexion au travail, En une nuit - Notes pour un spectacle épouse les contours mouvants d’un laboratoire où s’invente un théâtre différent, à la fois documentaire et fantasque, engagé et onirique. Portés par une écriture collective, les quatre interprètes imaginent une œuvre bouillonnante et inachevée, à l’image de celle de Pasolini, dont ils et elles portent haut l’héritage. La pièce a remporté le Prix du Jury et le Prix du Public Impatience 2023.
Nous sommes né.es dans les années 80 ou 90, et avons grandi dans une société entièrement tournée vers l’hédonisme de la consommation, la marchandisation de la vie, la course au profit : nous n’avons connu que ce système-là, omnipotent. Nous portons en nous le désir d’autre chose mais l’avenir paraît bouché. Pourtant nous sommes alertes aux initiatives qui se créent, aux luttes, aux tentatives de produire du vivant autrement. Nous y croyons, nous nous investissons : tenter de colmater les plaies, ouvrir des brèches à l’intérieur du système. Mais nous désespérons aussi, souvent, face à nos propres contradictions et nos difficultés à nous extraire d’un certain sens de l’histoire. Nous avons entre 25 et 35 ans, et nous sommes en manque de quelque chose. Nous avons tou.te.s les quatre un point commun : des arrières grandsparents paysans. Pourtant rien de ce monde, de cette culture, ne nous a été transmis. Nos grands-parents puis nos parents, pris dans le cours de l’histoire, ont tous fait le choix du « progrès » : s’installer en ville, acquérir un métier convenable, pouvoir s’acheter les biens de consommation nécessaires… C’était pour eux une révolutation. Et nous, aujourd’hui, entre 25 et 35 ans, nous nous sentons coupé.es de leur histoire.
Notre rencontre avec l’oeuvre de Pasolini a été pour nous un choc. Par son obsession à alerter ses contemporain.e.s sur la disparition - « en une nuit ! » - de tout un monde (le monde paysan, prolétaire et sous-prolétaire) et de tous les potentiels qu'il contenait, il active en nous le désir de faire ressurgir cette mémoire. Comme un remède à l’amnésie qui est celle de toute une génération. Son analyse radicale, qui qualifie cette disparition de « cataclysme anthropologique », de « génocide », active notre désir de décortiquer l’histoire, de comprendre les stratégies politiques à l’oeuvre. Son extrême lucidité, son pessimisme implacable nous font plonger à notre tour dans un certain pessimisme, mais qui provoque paradoxalement en nous une lueur d’espoir, et un fort désir de créer.
Notre projet est de faire revivre, grâce au théâtre, quelque chose de la vitalité de ce monde disparu. Nous n’avons pas connu cet « avant », ce « monde mort » dont Pasolini parle et qu’il regrette. Mais nous en percevons des restes, des ersatz, et son immensité, sa force, le tout qu’il était, nous pouvons les fantasmer, nous pouvons les rêver. Pour cela, nos armes principales : l’imaginaire et le désir. L’imaginaire pour réécrire notre propre histoire, dont nous avons été coupé.e.s ; et le désir, charnel, celui de nos corps en manque, en désir d’embrasser un autre état du monde. Nous n’avons pas le projet de reconvoquer pleinement ce monde qui n’existe déjà plus et que Pasolini lui-même, en poète, a mythifié : nous ne chercherons pas à produire un grand récit, une vérité sur ce qu’il a pu êt re. Nous voulons met t r e les spectateurices face à des « Notes » pour de multiples possibilités de récits, l’inviter à imaginer des potentialités passées et futures, dans le présent poétique de la représentation. Car c’est bien cela que Pasolini nous amène à faire : un détour par le passé pour analyser notre présent et penser le futur.
Notre rencontre avec Pasolini a créé en nous une intranquillité, que nous tentons de transposer au plateau à travers la situation suivante : un groupe de chercheur.euses « habité.es » qui tente de se frayer un chemin dans sa vision du monde. Il y a quelque chose de vertigineux, d’abyssal dans cette recherche, de désespéré peut-être. Ce groupe cherche, et plus il s’enfonce dans le continent pasolinien, plus sa perception de la réalité devient trouble. Il.elle.s sont transformé.es. C’est cet état de quête, follement joyeuse et désespérée, et les fantasmes de ce groupe que nous voulons mettre en scène.
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