En allemand surtitré.
« Oui, je suis roi, c'est vrai... trois fois par semaine à peu près. » Alexandre Dumas
Il ne craignait pas la bagarre. Il buvait sec, bouteille après bouteille. Il fit ses débuts sur les planches à quatre ans, dans un ballet où il tenait le rôle de Cupidon ; encore enfant, il s'embarqua comme mousse, mais ne supportant pas la discipline du bord, il fit mine d'être sourd et boiteux avec assez de talent pour tromper tous les médecins. Il interpréta Hamlet pour la première fois à l'âge de quatorze ans, et sa réputation parvint aux oreilles du roi Georges III, qui lui ordonna de paraître à Windsor. Adolescent, il avait travaillé dans un cirque, et s'était cassé les deux jambes pendant un numéro de voltige. Il lui fallait trois femmes dans sa loge, pas moins, pour maintenir son « équilibre spirituel ». Même ses compatriotes le trouvaient excentrique : il avait baptisé son cheval Shylock et aimait à jouer dans son salon avec son lion apprivoisé. À 25 ans, il sauva de la faillite le théâtre de Drury Lane en y interprétant Hamlet, Othello, Macbeth, Shylock, ou Richard III – et ce dernier rôle, au cours d'une tournée dans le Nouveau Monde, lui valut d'être nommé chef honoraire d'une tribu d'Indiens Hurons qui assistèrent à une représentation. Il fut aussi le premier, après deux siècles, à jouer Lear tel que Shakespeare l'avait écrit, renonçant au happy end de Nahum Tate (qui sauve la vie à Cordélia et lui permet d'épouser Edgar). Son adultère en Suisse avec Charlotte Cox, épouse d'un notable de Londres, lui valut un procès retentissant... Bref, Edmund Kean (1787-1833), ivrogne, coureur, incontrôlable et incomparable interprète de Shakespeare, ne fut pas seulement un acteur de génie - il fut aussi la première superstar.
On comprend qu'il ait fasciné ses contemporains : le drame qu'il inspira à Alexandre Dumas père date de trois ans à peine après sa mort. Premier spécimen du culte de la célébrité tel que la bourgeoisie l'a développé à l'ère de la révolution industrielle (et qui atteint aujourd'hui son apothéose dans la culture pop), Kean le médiatique en est aussi la première victime : encensé ou crucifié par la presse qui le traquait, colportait ses excès, divulguait ses passions, il ne fut jamais considéré comme un égal par les classes supérieures auxquelles s'adressait son art. Car ce demi-dieu des scènes était, dit-on, le fils d'une prostituée « qui jouait parfois sur scène » et ne connut jamais son père, suicidé peu de mois après sa naissance.
Kean l'outrancier, déchiré entre deux mondes, traquant la vérité de son être à travers ses rôles et vice-versa, vient d'être redécouvert et décapé par Frank Castorf à la Volksbühne, qui a confié le soin de l'interpréter à l'extraordinaire Alexander Scheer. Pour compléter le texte de Dumas, il a puisé dans le Hamlet-machine de Heiner Müller, afin de mieux faire dialoguer l'époque de Kean avec la nôtre, dont il est à bien des égards l'annonciateur.
Comédie en cinq actes d'après Alexandre Dumas et Die Hamletmaschine d'Heiner Müller.
Adaptation : Frank Castorf & Lothar Trolle.
Place de l'Odéon 75006 Paris