France-Algérie au XXème siècle
Un cri de rage et de révolte
Notes de répétitions…
Les rêveries scénographiques
Rêverie «définitive»
Sur les relations entre l’Histoire et la fable dans les Sacrifiées
Les Sacrifiées, femmes broyées par la bêtise des hommes, témoignent d’un immense espoir : celui d’un autre état du monde. En 2001, Jean-Louis Martinelli et Laurent Gaudé décident d’un projet commun lié aux relations passionnelles de l’histoire France-Algérie. Laurent Gaudé choisit de raconter le destin de trois générations de femmes qui traversent la seconde partie du XXème siècle. À leur chant tragique répondent en écho les chœurs des soldats du contingent, des émigrés et des villageois. Le calvaire des femmes d’Algérie est relaté dans une forme poétique où les déchirures intimes coïncident avec la grande Histoire.
La pièce Les Sacrifiées est conçue en triptyque : la première partie se déroule en Algérie pendant la guerre d’indépendance, la deuxième dans les bidonvilles de Nanterre-la-Folie et la troisième nous ramène en Algérie de nos jours.
Les choeurs :
I : Chœur des soldats
II : Chœur des émigrés algériens
III chœur des gens du quartier
Je fais partie de la génération des enfants de ceux qui eurent « vingt ans dans les Aurès » et j’ai le sentiment que quelque chose nous a été transmis de là-bas. Une transmission par défaut. Nos pères ont perdu en ces terres un peu d’eux-mêmes et cette chose perdue nous a été léguée. Comme un regret. Comme un souvenir de jeunesse et de souffrance mêlé.
Mon désir d’écrire sur l’Algérie a croisé celui de Jean-Louis Martinelli. Nous avons discuté. Chacun de nous d’eux semblait convaincu de la nécessité de porter au théâtre cette histoire qui continue à agiter notre société. Jean-Louis Martinelli m’a alors passé commande d’une pièce de théâtre.
Je n’ai pu me lancer véritablement dans l’écriture des Sacrifiées que lorsque s’est imposée l’idée du triptyque. Je ne voulais pas me cantonner à la période de la guerre d’Algérie mais accompagner mes personnages de cette période là à nos jours. La pièce s’est construite ainsi : trois parties, trois époques, trois personnages féminins. De la guerre d’indépendance (1954-1962), à la montée de l’islamisme (les années 1990) en passant par l’émigration des années 1970-1980, nous suivons le destin de Raïsa, Léïla et Saïda.
Les Sacrifiées n’est pas une pièce sur l’histoire de l’Algérie. Ni sur l’histoire des relations franco-algériennes. Je ne suis ni historien ni analyste politique. Je suis dramaturge. Si l’histoire est présente - et elle l’est - c’est uniquement comme matériau pour la fiction. L’enjeu est là pour moi : parvenir à faire, à partir de cette matière réelle et contemporaine, une oeuvre théâtrale. Et de ce fait, faire du théâtre le lieu où résonnent les tragédies d’aujourd’hui.
Les Sacrifiées, c’est l’histoire de trois femmes : Raïssa, Léïla et Saïda plongées dans la tourmente. Chacune croit, à un moment donné, au bonheur. Et pour chacune, la promesse du bonheur est repoussée parce que l’Histoire fait irruption dans leur vie et saccage tout. Elles sont, sans cesse, dépossédées et contraintes au combat.
C’est bien de cela dont il est question. Faire entendre, sur un plateau de théâtre, à travers ces trois personnages, le cri de rage et de révolte de ces femmes.
Laurent Gaudé
Les rêveries scénographiques
Le cheminement que nous avons eu avec Gilles Taschet par rapport à l’image et au moyen de raconter l’histoire permettra de poser le jeu.
Nous sommes d’abord partis de la « terre », du minéral, de quelque chose de l’ordre de la tragédie antique, une grande colline pour la 1ère partie. Dans la 2ème partie, on était dans les « gratte-ciels » de Nanterre devant une grande façade vitrée dans laquelle on pouvait se refléter. Puis la colline se transformait en cimetière dans la 3ème partie. Très vite nous avons eu la sensation de proposer un « théâtre documentaire », une espèce de «décor-paysage» n’autorisant aucune distance avec le texte et jouant même contre lui.
Nous avons alors cherché pensant qu’il fallait organiser un passage de relais entre les différentes paroles, les récits et créer un espace où l’on voit la population qui est là. La colline laissait la place à un « gros caillou » central, des images organisaient l’espace des trois périodes, on ménageait des couloirs latéraux, le théâtre à vue. Cette deuxième rêverie n’était pas encore la bonne, puisque nous avions encore cette impression de théâtre réaliste, documentaire, illustratif.
Rêverie «définitive»
On s’est alors posé la question du lieu dans lequel on se trouve : à Nanterre au théâtre des Amandiers, érigé précisément sur l’ancien bidonville de Nanterre-La Folie où se situe la 2ème partie. En se baladant dans la ville, on est tombé sur un café maghrébin, là depuis 40 ans ! C’était l’espace de notre 2ème partie : on s’est dit que c’était là l’espace de la communauté, valide des deux côtés de la Méditerranée et faisant sens également par rapport à l’histoire de l’Algérie depuis les transformations engagées par la colonisation.
Il fallait articuler les deux autres pans du triptyque à partir de cet espace central. Ce qui m’a intéressé alors, c’était de travailler à une réversibilité de l’espace à l’image des rapports France/Algérie. A ce propos, un des chœurs des émigrés algériens est emblématique : « D’un côté et de l’autre de la Méditerranée / Nous attendions (…) Les retrouvailles des familles / La joie (…) / Mais rien de tout cela n’est arrivé. (…) / Et nous avons continué à travailler en France (…) / Et nous avons continué à attendre au bled… »(2ème partie, scène 13).
Le lieu de l’énonciation se déplace dans cet aller/retour entre ici et là-bas. Le drame de l’écartèlement se passe des deux côtés de la Méditerranée. Quand on est déplacé, ne vit-on pas dans deux endroits à la fois, en gardant une trace de là-bas ici, et inversement ?
D’une place publique où l’extérieur et la nature sont évoqués (1ère partie) à un espace urbain avec le café puis à nouveau un extérieur. Envisager des murs, des « failles » qui tantôt montrent l’extérieur, tantôt l’intérieur. Jouer avec les limites du théâtre et travailler à cette réversibilité en usant d’une même grammaire pour les trois parties.
Je veux éviter tout ce qui serait de l’ordre d’une « reconstitution », inintéressante, forcément réductrice et ne rendant absolument pas compte de la place singulière qu’occupe l’Histoire dans la pièce de Laurent. L’articulation entre l’Histoire et la fable (la destinée des trois générations de femmes) inscrit les Sacrifiées dans un espace et un temps aux frontières instables entre la réalité des faits et l’imaginaire d’une histoire de la longue durée. On privilégie donc un dispositif permettant de raconter cette pièce, de raconter une histoire sans jouer sur une forme de mimétisme : c’est nous qui racontons l’histoire. On évitera toute confusion chronologique par ce que nous avons abordé au sujet des costumes ; par un travail de reconstitution d’images oubliées se mêlant au fil de l’histoire ; par ce que nous évoque la musique d’une rive à l’autre de la Méditerranée.
Sur les relations entre l’Histoire et la fable dans les Sacrifiées
L’une des choses qui m’a frappé dans le documentaire Algérie(s,) (documentaire de Yves Courrière) c’est cette impression de répétition de l’Histoire Les tortures subies pendant la guerre d’Algérie semblent avoir été reproduites ensuite par le FLN. Cette manière qu’a parfois l’Histoire de « se transmettre », comme un virus, avec cette inversion de victime à bourreau. Le retour du même. La première rencontre entre Raïssa et Leïla est au croisement de ces questions. Il faut du temps à Raïssa pour avouer à sa fille, qu’elle découvre à peine, qu’elle est le fruit d’un viol (2ème partie, scène 12). Cet aveu public permet aux villageois qui connaissent la prophétie et la malédiction d’en décrypter le sens en partie. Ce retour du passé, insupportable, est au fondement de la tragédie : l’intrusion du passé dans le présent, la faute initiale.
Les tortures infligées au FLN par l’armée française, puis dans l’histoire récente de l’Algérie le FLN contre les autres ; la montée du FIS, à nouveau les maquis, et le GIA, comme une guerre intestine (qui rappelle aussi l’armée française et l’OAS). C’est ce retour du même qui est effrayant. Comme si on ne pouvait enterrer le passé : pendant 50 ans, régulièrement on a voulu faire comme si les choses n’avaient pas eu lieu. Mais ce qu’on essaie de nier ressurgit toujours. Un rapport à la mémoire, à la construction de soi et au présent brouillé, impossible. La structure de la pièce, au travers de l’entrelacement de ces trois générations de femmes, plus qu’elle ne propose une chronologie historique - inenvisageable puisque la pièce commence en 54, pour ne « pas finir » aujourd’hui - interroge l’Histoire.
J’aimerais mettre en jeu ces frottements avec l’espace : éviter l’illustration de « scènes » et travailler à un mouvement bien plus large qui sous-tend le texte de Laurent. Dans la 1ère partie par exemple, on peut parfaitement isoler la Djemaa dans ce qui est d’abord un espace public ; on peut organiser la circulation de groupes qui se cherchent (soldats/Raïssa) ; imaginer l’extérieur d’où viennent et les soldats et Raïssa, introduire des éléments qui rappellent la « terre » ou donner la sensation d’un lieu désert. Il s’agit d’évoquer, de faire appel à un imaginaire et non pas de clôturer de manière réaliste, une partie ou l’autre, puisque l’écriture en est « poreuse ».
(notes de répétions de Jean-Louis Martinelli)
Propos recueillis par Emanuela Pace, collaboratrice artistique
Décembre 2003
7, av. Pablo Picasso 92000 Nanterre
Voiture : Accès par la RN 13, place de la Boule, puis itinéraire fléché.
Accès par la A 86, direction La Défense, sortie Nanterre Centre, puis itinéraire fléché.
Depuis Paris Porte Maillot, prendre l'avenue Charles-de-Gaulle jusqu'au pont de Neuilly, après le pont, prendre à droite le boulevard circulaire direction Nanterre, suivre Nanterre Centre, puis itinéraire fléché.