C’est l’histoire d’un couple d’allemands qui passe des vacances en Italie. C’est l’histoire d’Anna et Karl qui s’aiment sur la plage et qui envoient des cartes postales. C’est l’histoire d’un couple d’ouvriers qui découvre le prix des loisirs qu’on a organisé pour lui et qui mesure la quantité de bonheur qu’il peut s’offrir quinze jours par an. C’est une histoire d’aliénation. C’est une histoire d’amour.
Le texte de la pièce est publié aux éditions Actes Sud-papiers, traduit de l’allemand par Gaston Jung et Daniel Girard.
On connaît le goût de Franz Xaver Kroetz pour les situations extrêmes. On pourrait même dire qu’il pratique le théâtre comme d’autres, en leur temps, pratiquèrent la philosophie : à coups de marteau. Aucune des débâcles de l’existence humaine ne le rebute, et ses sujets confinent souvent à l’insupportable. Imperturbable, Kroetz les traite avec une agressivité constante et un humour dévastateur qui ne laissent pas le spectateur indemne. C’est un théâtre des ruines, un théâtre qui fait mal.
Comparée aux descentes aux enfers que constituent Travail à domicile, Concert à la carte, Travail de ferme, Une affaire d’homme ou Pulsion, par exemple, Meilleurs souvenirs de Grado apparaît d’abord comme une pièce bien inoffensive. En neuf scènes, Kroetz décrit le quotidien d’un couple d’ouvriers ou de petits employés allemands en vacances dans la station balnéaire italienne de Grado. Ici, pas de viols, de suicides, d’avortements ou de pulsions sexuelles violentes. Kroetz, avec une douceur surprenante, dessine neuf cartes postales, neufs moments de sérénité et de bonheur presque parfaits, l’écume des jours d’Anna et Karl, leurs « meilleurs souvenirs de Grado ».
Bien sûr, derrière cette tranquillité apparente, il y a bien un désastre à l’oeuvre. Ou, comme le dit Kroetz lui-même, une « mutilation sociale ». Car au fil des scènes, l’existence estivale d’Anna et Karl révèle ce qu’elle est : une existence soumise et résignée, entièrement tournée vers la consommation, où chaque chose a son prix, et chaque personne, sa place. Et les « vacances » apparaissent pour ce qu’elles sont : un rouage indispensable du dispositif moderne d’exploitation économique. Les vacances, un temps de repos nécessaire à la « reconstitution de la force de travail » (comme disait le vieux Marx), un moment « d’évasion » indispensable pour faire oublier la dureté de la vie, et un marché essentiel du capitalisme contemporain…
Au fond, la grande force de la pièce, c’est sans doute de saisir l’aliénation par le travail à partir de son envers, l’aliénation par le loisir. Ce que Kroetz décrit, c’est une oppression douce, presque indolore, une extinction des consciences dans l’abrutissement du tourisme de masse. Il le fait avec une ironie féroce, une brutalité sourde. Il pourrait presque sembler cruel avec ces gens qui, à toute force, veulent « en profiter », de ces vacances frelatées, trop courtes, trop chères, trop ternes, et qui ignorent la violence cachée qui s’exerce sur eux au travers de ces loisirs préfabriqués. Et finalement, le plus drôle, et le plus terrible, c’est cet enthousiasme avec lequel Karl et Anna accueillent toute cette facticité, toute cette misère, d’autant plus misérable qu’elle se fait passer pour la vie rêvée, l’utopie réalisée, la promesse d’une liberté hors d’atteinte.
Dans Meilleurs souvenirs de Grado, c’est donc « l’otium » du peuple qui est brutalement mis à nu, la nouvelle religion des loisirs, le devenir touristique du monde. Il n’y a pas « d’évasion » possible, même, comme le fait Karl, en lisant Papillon sur une plage italienne. Il n’y a pas d’évasion possible parce que toujours, l’otium, le loisir, est déjoué par son contraire, le neg-otium, le négoce : à Grado, tout a un prix. Anna et Karl passent leurs vacances à compter leur argent, à mesurer la quantité de « bonheur » qu’ils peuvent s’offrir. Même dans les moments de « repos », on n’échappe pas au grand circuit de la marchandise, et à la dictature de la valeur d’échange. Et ainsi, dans l’insignifiance tranquille de cette « vacance » à l’italienne, avec ses cartes postales, ses ballades en bateau, ses concerts gratuits et ses séances de farniente, Kroetz saisit le décor factice de nos fuites impossibles. (...)
Benoît Lambert, 2007
"De Karl et d'Anna, Marc Berman et Martine Schambachet sont ici les formidables interprètes. Tout ici - direction d'acteurs, scénographie, costumes... - concourt à l'exacte tension, de vives cruautés et tendresse mêlées, entre croquis réaliste et fable poético-politique, du texte à propos de Kroetz." Antoine Wicker, Dernières Nouvelles d'Alsace, 6 octobre 2007
"La justesse du ton quit fait tout le prix de ces Meilleurs souvenirs de Grado tient à deux choses. Une scénographie ludique et maligne, avec son immense poster de plage coulissant sur un cadres. Et deux comédiens (...) qui incarnent formidablement la dignité et la tendresse de leurs personnages." Fabienne Darge, Le Monde, 7-8 octobre 2007
"Ce qui est beau et touche dans lapièce de Kroetz, c'est qu'elle traite de la question sociale à travers le prisme de l'intime : un portrait de couple qui continue de s'aimer contre les vents et marées de l'opression sociale. (...) Benoît Lambert signe avec eux [ses acteurs] une mise en scène de précision dont l'esthétique de magazine ne vise qu'à rehausser le "pourquoi" abyssal de la fin." Maïa Bouteillet, Libération, 10 octobre 2007
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