Dans le cadre du Festival d'automne à Paris. A partir de 16 ans.
Krystian Lupa, dont on a vu à La Colline Factory 2 et Salle d’attente, a souvent croisé avec éclat l’écriture de Thomas Bernhard : les spectacles qu’il a tirés de certains de ses romans, Extinction et La Plâtrière sont parmi ses plus beaux.
Pour son second spectacle en français, il a choisi Perturbation : l’histoire d’un chemin initiatique, celui d’un fils qui suit la tournée de son père, médecin de campagne, et découvre, de maison en maison, de secret en secret, de douleur en douleur, le désarroi multiforme des vies humaines. Bernhard y raconte comment un jeune homme ouvre les yeux sur la « perturbation » fondamentale de l’existence, et l’effroi qu’elle recèle.
Non moins intransigeant, l’art théâtral de Lupa plonge les acteurs dans cette littérature en fusion, dans sa profondeur, dans sa lucidité. La façon dont il nourrit la scène de la matière romanesque n’a rien à voir avec une mise en dialogue. C’est dans les courants mentaux, les flux d’affects, la bataille avec le réel dont l’écriture de Bernhard est le lieu, qu’il puise ses images oniriques et l’incandescence du jeu qui est sa marque.
- « Vous entretenez avec Thomas Bernhard une « complicité artistique » depuis de longues années : comment ce dialogue s’est-il construit et transformé au fil du temps ?
- Krystian Lupa : Au début de cette aventure, le texte de Bernhard, par la rigueur de sa forme, me demandait un grand effort ainsi qu’aux acteurs, indirectement. Avec le temps, j’ai vraiment l’impression que cet effort s’est relâché ; c’est devenu progressivement une façon de penser personnelle, quasiment propre à moi-même... Je me sens très proche de cette citation d’Ingeborg Bachmann : « Bernhard, ce n’est pas seulement un énième style littéraire, c’est aussi un nouveau style de pensée bouleversant ».
- Perturbation est une oeuvre de jeunesse, une confrontation entre narration – le récit – et éructation – le monologue du prince –, comme si Bernhard avait en quelque sorte souhaité « commenter » son propre devenir d’écrivain. Comment percevez-vous ce travail de la langue, de la syntaxe ?
- K. L. : C’est un texte d’initiation, un monologue souterrain, imprévisible, loufoque, qui véhicule un cosmos inexprimable par des moyens littéraires autres. Le monologue, c’est une éruption qui a le pouvoir de radiographier le chaos cérébral et qui crée un cosmos subjectif, un monde vu en quelque sorte directement de l’intérieur. Car la description nous tourne du côté du monde extérieur, inconcevable et non digéré par l’expérience individuelle. Mon désir intuitif va plus loin encore : le phénomène de l’incarnation théâtrale de l’imagination peut adopter ce pouvoir créatif du monologue de Bernhard, en le transformant en sa propre « réalité intérieure ».
- Pour cette création, vous avez choisi de diriger des comédiens français : l’expérience de Salle d’attente a-t-elle été déterminante ?
- K. L. : C’était un premier pas, c’est certain. J’ai rencontré au cours de ce projet de jeunes gens ouverts, ou qui s’ouvraient à une aventure théâtrale très radicale. Cette aventure, la manière dont elle s’est construite, comme ce qui en a résulté, m’a donné envie de la prolonger. René Gonzales, le regretté directeur du Théâtre Vidy - Lausanne, partageait ce désir. Dans la troupe de Perturbation, nous retrouvons de jeunes comédiens qui ont pris part à Salle d’attente. Pour être honnête, j’aurais aimé les retrouver tous sur cette production, mais bien entendu, ce n’était pas possible. En cherchant des comédiens pour incarner les individus extrêmes de Bernhard, j’étais guidé, comme pour Salle d’attente, par les critères du courage et de la faculté à utiliser l’outil de l’imagination et de l’improvisation, de l’ouverture aux risques de la recherche.
- Qu’est-ce-que cette confrontation à une langue étrangère apporte au processus de création, celui-ci en est-il transformé ou conservez-vous la même méthode de travail qu’avec les acteurs polonais ?
- K. L. : Une autre langue c’est un autre chemin vers la « compréhension émotionnelle » : cela sert beaucoup à se libérer, à se débarrasser des stéréotypes, des idées reçues. Nous, partenaires de ce processus à double sens, avons accès au récit caché dans le fond, au métalangage. J’ai souvent l’impression que le comédien dit quelque chose « de plus » dans une langue étrangère, et aussi qu’il travaille « davantage ». Ce travail n’est guère illusoire. C’est quelque chose de tangible des deux côtés. Lorsqu’on travaille dans sa langue maternelle, on se sent souvent prisonnier du sens ou des informations contenues dans les textes prononcés. »
Propos recueillis par Laure Abramovici pour le Festival d’Automne à Paris (extrait) juin 2013
- Vous définissez le metteur en scène comme un provocateur, un initiateur d’utopie. Quelle est la place de l’acteur dans votre processus de création ?
- Krystian Lupa : Cette place est évidemment très importante. L’acteur ne doit pas être un simple exécutant. Il est un personnage charismatique doué et riche en énergie du rêve. Il a la capacité de sentir la réalité de ce voyage, de cette contrée dans laquelle il se trouve. Le comédien qui se limite à son imagination et au succès de son rôle ne va jamais pouvoir décoller et atteindre un niveau extraordinaire. Si par malheur il n’arrive pas à se détacher de sa propre image, s’il adopte une attitude trop égocentrique, alors le spectacle ne pourra être réussi. Il faut être capable de rêver d’autre chose, comme un motif d’utopie. C’est ce que nous avons essayé de travailler dans notre dernier spectacle La cité du rêve. Avec mes comédiens, nous avons cherché à vivre notre songe sur le plateau de manière plus profonde encore que dans le monde réel. L’auteur a une relation très intime avec son oeuvre De l’autre côté, un outil qu’il utilise dans son combat contre sa propre schizophrénie. Perturbation est une forme d’utopie. Elle est sombre et ténébreuse certes, mais néanmoins fascinante. Ce texte contient une once de secours et le grain du salut. Bernhard ne le nomme pas ainsi, mais c’est de cette manière que nous réceptionnons ses pensées. De toute façon, il ne semble pas nécessaire de désigner ce ressenti, ce qui importe c’est de le faire vivre au coeur du spectacle et de le transmettre aux spectateurs. Figer des mots précis sur une intention a un effet négatif et réducteur qui dépossède le message de sa force.
- Vous demandez à vos comédiens de construire un monologue intérieur, telle une source d’inspiration sans fin dans laquelle ils peuvent régulièrement se réfugier. Quant à vous, comment nourrissez -vous votre propre imaginaire ?
K. L. : Le monologue intérieur est un instrument puissant, une expérience du chemin. C’est assez incroyable d’être capable d’utiliser l’outil que nous appelons « moi ». Il s’agit d’un endroit propre à chacun. Le travail doit se faire avant d’entrer dans la peau du personnage que nous interprétons. Le monologue intérieur permet à l’acteur de voyager dans ses propres profondeurs, de cerner ce qui se cache de plus sincère en lui. Pour être juste, l’exercice doit se construire au fil des jours. Sans cette concentration intérieure, le comédien n’aura accès qu’à une image tronquée de son « moi ». Sans ces points d’appui, il tombera vite dans le piège du surjeu.
Pour accéder à son « moi » véritable, le comédien doit entamer un grand et long périple, sur les routes de la fantaisie. C’est en me servant de cette fantaisie que j’ai pu entraîner mon « moi ». À chaque chemin entamé, c’est toute une traversée parsemée de sentiers aux multiples aspects, couleurs et motifs que je découvre. Autant de richesse que je n’aurais jamais perçue si je n’avais pas réalisé cet exercice auparavant. Lorsque je me perds dans cet immense espace qui est mon jardin, je croise mon passé, mes histoires, mes émotions. Toute une quantité de matière que je peux ensuite utiliser et transmettre à mon personnage. En jouant Hamlet , par exemple, je suis libre de puiser dans mon for intérieur les diverses relations vécues avec ma propre mère. Nous partageons des liens différents avec une personne et, lorsque je fais appel à ma mémoire, je me retrouve face à une quantité de sentiments parfois contradictoires. Il va donc falloir que je creuse encore, que j’arpente les chemins de mon imagination, que je trouve la bonne note de musique qui me permettra d’être au plus proche de mon personnage. Très souvent, les parties du monologue qui semblent être les plus actives sont celles qui sont considérées comme les plus marginales.
A contrario, nos pensées intérieures réalistes et sensées s’avèrent être celles que nous utilisons le moins. Elles offrent seulement une forme stéréotypée de notre vision des choses. Mes pensées sur le monologue intérieur sont organiques. Avant même que je découvre les oeuvres de Stanislavski et de Tchekhov, des théoriciens pratiquant des méthodes semblables, cette technique appartenait déjà à mon quotidien. Tout petit, j’expérimentais cette pratique de façon instinctive, le prononçant à haute voix tout en tournant autour de la table. Je me créais des personnages, je vivais. Au fond, je pense que beaucoup d’enfants ont cette capacité à voyager dans leur imaginaire mais, au moment où ils se retrouvent dans les murs d’une école, tout paysage imaginaire est comme enfermé dans une boîte. On impose un autre paysage, un autre chemin. Ce que j’appelle moi « le chemin des professeurs ».
Propos recueillis par Fanny Guichard, in le journal du Théâtre Vidy-Lausanne, n° 42
« [A]u final, on sort émerveillé de ce grand voyage qui repousse les limites de l’art théâtral.» Philippe Chevilley, Les Echos, 03 octobre 2013
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