Quatre solitudes
Extrait
Pur I, Pur II
Un paysage traversé de lumières changeantes
Écrire sur l’essence des choses
Le théâtre scandinave à la Comédie-Française
Présenté pour la première fois à la Comédie-Française.
Huis clos d’un appartement, intimité d’une vie passée et en devenir. Deux couples. L’Homme et la Femme, Elle et Lui.
Les premiers, plus âgés, sont sur le point de se séparer, ou tout du moins de déménager de ce cocon qui leur est familier depuis de nombreuses années. Ils y ont encore quelques affaires, un canapé, des rideaux, un vieux pantalon, des livres de cuisine, un sac de bowling et quelques photos… Autant d’objets qui raniment leur mémoire endolorie.
Les plus jeunes emménagent. Lui s’occupe de vider leurs premiers cartons, tandis qu’Elle, enceinte de dix semaines, lasse, paralysée par un avenir incertain et des désirs impossibles, ne peut lui être d’aucune aide.
« Concentration du temps écoulé, depuis son commencement jusqu’à sa fin. Des moments et des souvenirs différents se confondent ».
Ce sont en réalité les mêmes personnages, quatre solitudes, qui se rencontrent à des âges différents. Dans un face-à-face qui évite l'affrontement, ils évoquent les petits riens qui font et ont fait leur vie.
La Femme. "Maintenant je me sens pure... Parce que je veux devenir pure."
L'homme. "Ca veut dire quoi, le mot pur, d'ailleurs ?"
Une pièce blanche, appartement vide marqué par deux fenêtres. Un canapé, des rideaux. Mais tout ici est clair, débarrassé des fioritures et des nécessités de l’habitation. Occupations des sols par quatre personnages qui se croisent, s’effleurent.
Deux couples de générations différentes évoquent leurs affaires, leurs vies, les riens qui les constituent, ou l’essentiel auquel ils ont échappé. L’écrivain suédois Lars Norén semble peindre un cocon apaisant où se croisent une vie passée et une vie à venir.
Ses figures troubles se parlent dans un intervalle que l’on croit « simple et tranquille », mais leur espace vital apparaît bientôt comme un jeu de miroirs aux révélations troublantes. Pur I comme Pur II, pièces modifiées ou composées au moment même des premières lectures avec les interprètes de la Comédie-Française, exposent un cadre intime ; le huis clos d’un appartement où les temps se figent et se confondent.
L’écriture cisèle la parole, invente des langages différents pour chacune des figures, que seuls les silences rassemblent, autour des secrets, des non-dits, où le temps lui-même joue avec et contre tous.
Pierre Notte
Lars Norén traduit les oeuvres de Jon Fosse, lui-même traducteur en norvégien du théâtre de Norén. En 1992, il signait sa première mise en scène, s’attaquait au père spirituel Strindberg. Il orchestrait l’aliénation et l’emprise de Danse de mort au Dramaten de Stockholm. Depuis, il met en scène Shakespeare, Tchekhov, Primo Levi ou ses propres oeuvres, dont les pièces regroupées sous l’intitulé Terminal, où le temps devient son nouveau champ d’exploration.
Le temps qui reste, celui qui éloigne du passé, arrêté ou volatile, insaisissable. Aussi Lars Norén écrit-il sans relâche lorsqu’il met en scène ; pour ne rien figer. À l’occasion de sa première mise en scène à la Comédie- Française, il a affiché dans son bureau les photographies des acteurs, pour réécrire, d’après sa lecture de leurs traits, la parole de ses personnages. Il a transformé, augmenté sa pièce Pur I ; il a composé Pur II d’après ces rencontres.
Comme l’espace, paysage ouvert traversé de lumières changeantes, les écritures scéniques et dramatiques de Norén évoluent selon qui les traverse. Elles travaillent autour du temps, avec le temps, mais se laissent tout autant travailler par lui.
Pierre Notte
- Écrire et mettre en scène:« enlever»
Écrire et mettre en scène sont deux choses différentes. Quand j’écris une pièce, je pense
uniquement aux personnages et j’essaie d’être avec eux aussi honnête et sincère que possible. Quand
je mets en scène, je suis une personne complètement différente. Je suis metteur en scène depuis
1993, j’ai monté mes propres pièces mais aussi Strindberg, Albee et Tchekhov, entre autres.
Pendant longtemps, j’ai pensé que mettre en scène détruisait mon écriture. En effet, si je rencontrais un problème quand j’écrivais, je me disais que je le résoudrais sur le plateau. Ainsi cela altérait mon écriture. Maintenant, j’essaie le plus possible de séparer ces deux activités. L’avantage quand on met en scène ses propres pièces est que l’on peut changer les phrases en fonction de la situation. Mais j’ai aussi fait cela avec Le Petit Eyolf d’Ibsen, je l’ai beaucoup coupée. Il y a un processus similaire dans mon travail d’écriture et de mise en scène : je veux enlever. J’essaie de rendre les choses aussi simples et claires que possible. Sans doute à cause de mon âge, je deviens vieux donc j’essaie d’aller vers « le squelette ».
Hier, j’ai encore dit à mes acteurs que pour moi, il n’y avait rien de plus beau qu’un acteur dans un espace vide. Et c’est ce que je cherche : un être humain nu dans une situation essentielle. Écrire sur l’essence des choses. Ce sont de grandes questions, la vie, la mort, les souvenirs, le temps.
- Pur ou l’essence des choses
Cette pièce, Pur, fait partie d’un ensemble de pièces appelé Terminal dont le thème est les débuts et
les fins. D’une relation, d’un mariage, d’une vie. Cette pièce évoque le jour où l’on arrive dans un appartement et le jour où l’on le quitte. J’essaie de me débarrasser de toute préoccupation
psychologique et sociale. J’essaie de me concentrer sur les choses dont on se souviendra au moment
de mourir. On ne se souviendra pas de nos impôts ni des habits ou chaussures que l’on a achetés
(peut-être que moi si) mais de l’essence des choses. Cette pièce et sa mise en scène sont très pures.
La première mise en scène d’une pièce est son écriture. On choisit l’espace, le niveau de jeu, la façon dont on utilise les mots. Mais quand j’écris, je ne pense pas à la scène. Seulement aux personnes, aux personnages. Cette pièce que je monte au Théâtre du Vieux-Colombier est très difficile pour un autre metteur en scène parce qu’il y a une histoire derrière chaque réplique. Je parle aux comédiens, je leur explique le choix de ces mots. C’est de la musique pure. C’est une pièce très simple et j’essaie de la rendre aussi nue et immobile que possible.
- À l’intérieur de soi, le temps
Je suis proche de ma propre mort, elle n’est plus si loin mais je me rappelle très bien tout ce qui s’est
passé avant. Je me souviens des commencements. Je peux voir au travers de tous les événements
passés et les connecter avec mes actions, mes pensées et mes relations. Je peux voir la face nue des
choses car le reste s’est évanoui. Dans l’une de mes pièces, un fils de 52 ans revient dans la maison
de son enfance et retrouve sa mère agée de 42 ans. On pense aux gens de cette manière, on se
souvient de sa mère quand elle avait 30 ans. On a toutes les époques à l’intérieur de soi. J’essaie de
trouver ces mouvements du temps dans mes pièces. Ça semble logique de rencontrer sa mère de 35
ans. Le temps est très intéressant. Je suis né en 1944. Mes parents sont nés à la fin du XIXe. Ils
avaient beaucoup de souvenirs de la Première Guerre mondiale. Ainsi on a à l’intérieur de soi tout
ce temps, bien plus long que son propre temps.
Il n’y a pas d’indication de temps dans la pièce. C’est plus facile pour moi de passer d’une époque à l’autre, je n’ai pas à faire tous les pas. Je peux sauter et arriver directement à un moment important. Quand on évoque sa vie, on peut commencer par parler d’un souvenir datant de nos six ans même si le moment le plus important est celui où l’on a rencontré l’être aimé. Les temps se rencontrent. Et je vais faire cela sur le plateau. La vie se construit sur des points spécifiques. Le temps entre eux est certes important car il faut manger, dormir, mais on n’en parle pas. Il y a toujours une situation dans mes pièces. Des gens déménagent. Ce dont ils se souviennent c’est cet instant où ils ont emménagé. Cet instant devient alors clairement très important et compte plus que leur départ. C’est une juxtaposition essentielle.
- Entre épopées sociales et tableaux intimistes
Je suis très ambivalent, presque schizophrène. C’est un procédé naturel quand j’écris, de mener en
parallèle l’écriture des pièces de société et des pièces intimes. J’écris depuis 46 ans. J’ai d’abord été
poète. Mes poèmes étaient très longs, publiés dans de très gros livres. Quatre cents pages de
poèmes ! Et à la fin, ils devenaient de plus en plus courts et soudain ils se sont évaporés. Il en va de
même pour mes pièces. Au début elles étaient très longues, de vrais romans, de grandes histoires et
maintenant ce ne sont plus que des situations. Et j’ai peur que mes pièces disparaissent, comme ma
poésie. Dans l’une de mes pièces, il y a un couple de 25-26 ans puis le même couple âgé de 76 ans.
Au début de la pièce, l’homme déshabille la femme et à la fin, le vieil homme déshabille la vieille femme malade. Je cherche ces instants-là. Un nouveau-né agite ses mains sans les contrôler et les vieilles personnes mourantes font de même. C’est le même chemin. J’essaie de transposer cela sur scène. Quand je reste trop longtemps dans l’espace de l’existentialisme, celui de la société me manque.
Ma dernière pièce « de société » était À la mémoire d’Anna Politkovskaïa. On ne peut pas vivre dans la société d’aujourd’hui sans être conscient de devoir quelque chose aux gens opprimés, pauvres, sans abri… Si l’on essaie de vivre comme si l’on n’était pas responsable de la manière dont beaucoup de gens vivent, alors le mensonge se glisse dans tout ce que l’on fait. Le mensonge est dans tout ce que nous faisons parce que nous sommes des voleurs, nous prenons à l’autre. Nous devons changer nos vies mais cela est si difficile…
Je travaille sur une autre pièce, Fièvre de Wallace Shawn. Ce texte parle d’un riche Américain, de classe supérieure, Central Park, qui va en Thaïlande. Il voit alors les pauvres, qui travaillent, qui meurent de faim… La question est : pourquoi ai-je tout ? Qui l’a décidé ? Et ceux qui peuvent changer quelque chose sont les gens riches. Je suis toujours en dialogue avec les autres pays du monde. Parce qu’il est aussi important de s’occuper de sa façon d’agir, de voir les choses et de mener sa vie.
Lars Norén, février 2009
Propos recueillis par Laurent Codair, attaché de presse au Théâtre du Vieux-Colombier et Amélie Wendling
C’est grâce à Lugné-Poe et André Antoine que les spectateurs français découvrirent, dans les dernières années du XIXe siècle, le théâtre scandinave à travers leurs plus illustres représentants contemporains : Henrik Ibsen (1828-1906), déjà reconnu en Allemagne et en Grande-Bretagne, et August Strindberg (1849-1912).
L’histoire commence en 1890. Antoine, directeur du Théâtre-Libre, présente Les Revenants d’Ibsen dont le souvenir marquera le jeune Lugné-Poe, âgé de vingt ans. L’année suivante, deux pièces du dramaturge norvégien sont créées à Paris : Hedda Gabler au Théâtre du Vaudeville et Le Canard sauvage au Théâtre-Libre. Seul le comte Prozor d’origine balte est autorisé par l’auteur à traduire et à monter ses pièces. Ibsen donne cependant son accord à Antoine pour donner sa vision personnelle du Canard sauvage. Albert Carré, directeur du Théâtre du Vaudeville, s’engouffre dans la brèche en présentant Hedda Gabler, créée l’année précédente à Londres, Berlin et Oslo. Le triomphe rencontré en Norvège, Suède, Hollande, Russie, Allemagne et au Danemark sera en France plus tardif.
Avant de reprendre cette pièce en 1905, le théâtre de l’Oeuvre dirigé par Lugné-Poe met en haut de l’affiche six saisons durant le dramaturge norvégien révélé en France par Antoine, et ce, en surmontant obstinément les difficultés financières qui menaçaient l’existence de son théâtre. Le 9 octobre 1893, il introduit la création française d’Un Ennemi du peuple par une conférence de Jules Lemaître qui fut aussi mémorable et polémique que celle d’Hedda Gabler. Jean Jaurès et Georges Clémenceau affirment néanmoins leur admiration pour Ibsen. Strindberg aussi bénéficie du soutien d’Antoine qui le fait découvrir en France en 1893 avec Mademoiselle Julie avant que Lugné-Poe (Les Créanciers et Père en 1894 et 1895) et les Pitoëff ne prennent le relais.
Fait exceptionnel, Un ennemi du peuple est la première pièce scandinave à entrer, quinze ans après la mort de l’auteur, au répertoire de la Comédie-Française sous l’administration d’Émile Fabre, grand admirateur d’Ibsen qui organisa des tournées dans les pays du Nord en 1921 et 1922. De l’extrême fin du XIXe siècle au début des années vingt, les pièces du Nord acclimatées de façon discutable au symbolisme ambiant s’étaient en effet éclipsées des salles parisiennes. Vingt-huit ans après sa création, la pièce la plus représentative du « Shakespeare norvégien », selon l’auteur et journaliste Robert De Flers, surprend et séduit les critiques qui ne reconnaissent plus « l’atmosphère brumeuse de Lugné-Poe».
Émile Fabre poursuit sur sa lancée en 1925 en proposant une Hedda Gabler plus réaliste que celle de la création. Selon le critique Hugues Le Roux, le « raz-de-marée de féminisme » explique la programmation de cette pièce « si contraire à nos traditions » tandis que pour Edmond Sée, celle-ci est probablement la plus aisée à comprendre parce qu’« inspirée de Bovary». Les nouveaux décors et le remplacement de Marie-Thérèse Piérat par Mary Marquet, pour la reprise en 1936, facilitent l’adhésion du public, définitivement conquis plus de soixante ans plus tard, en 2002 au Vieux-Colombier, par la mise en scène de Jean-Pierre Miquel qui confie le rôle-titre à Clotilde de Bayser.
Le Français mit aussi du temps à apprivoiser Le Canard sauvage. Après avoir été refusée par le Comité de lecture en 1930 et 1940, elle est la troisième pièce d’Ibsen à entrer au répertoire en 1993 dans la traduction de Terje Sinding et la mise en scène d’Alain Françon. Révélé en France par Antoine, Lugné-Poe, Artaud, Vilar etc., l’oeuvre du Suédois Strindberg n’entre au répertoire du Français qu’à partir de 1970. Parmi les auteurs scandinaves à avoir été lus ou joués par la Troupe, tels que le Danois Ludvig Holberg, le Norvégien Bjørnstjerne Bjørnson, les Suédois Hjalmar Bergman et Jon Fosse, Strindberg et Ibsen sont les seuls à être inscrits à son répertoire.
Spectateur du Songe de Strindberg lors de sa création par Artaud en 1928, Raymond Rouleau assista à la bataille qui se déroula sur la scène investie par le groupe des surréalistes. En 1970, Rouleau fait entrer ce même Songe au répertoire de la Comédie-Française dans un faste décoratif contrastant avec le réalisme épuré de la pièce. Suivent à l’Odéon La Sonate des spectres en 1975 et Les Créanciers en 1980. Avec Père, traduite pour l’occasion par Sinding, Strindberg revient à la Salle Richelieu en 1991 et scelle les retrouvailles entre l’administrateur Antoine Vitez et l’ancien sociétaire Patrice Kerbrat qui avait d’abord songé à monter Danse de mort. Matthias Langhoff s’en chargera en 1996 pour sa première collaboration avec la Comédie- Française.
Le drame de ce portrait conjugal influença profondément Lars Norén, héritier de son compatriote suédois Strindberg et admirateur du dramaturge Eugene O’Neill dont il évoque la journée d’anniversaire de ses 60 ans dans Embrasser les ombres. Joël Jouanneau signe en 2005 la mise en scène de cette première pièce de Norén jouée à la Comédie-Française. Cette saison, toujours sur la scène du Vieux-Colombier et en même temps que Michel Vinaver à la Salle Richelieu, c’est Norén lui même qui assure la réalisation scénique de son propre texte et pérennise la présence du théâtre scandinave contemporain sur les scènes françaises.
Florence Thomas, archiviste-documentaliste à la bibliothèque-musée de la Comédie-Française
21 rue du Vieux-Colombier 75006 Paris