Brecht a vingt-six ans quand il écrit, sur le mode de la farce, cette histoire de soldat dépossédé de son identité et de son nom, comme une métaphore de l’aliénation du petit homme passif et impuissant, ballotté par les exigences monstrueuses d’une société marchande et guerrière.
Bernard Sobel a choisi Denis Lavant pour renouer avec son ancienne complicité brechtienne, le fil rouge de toute son histoire de théâtre.
Monter Un homme est un homme aujourd’hui, quinze ans après la chute du mur de Berlin, alors que toutes les utopies du siècle écoulé semblent appartenir au domaine des songes - ou du cauchemar, c’est selon - c’est revenir mettre ses pieds dans les pas de l’encore jeune auteur Brecht, confronté lui aussi à un réveil brutal - l’après-guerre de 14-18.
Brecht écrit Un homme est un homme sur les ruines de l’humanisme bourgeois : ce massacre de masse de la jeunesse du continent, cette violation généralisée des valeurs du monde occidental, cette remise en cause de l’ordre du monde ancien : redécoupage géographique des pays, changements brutaux des régimes politiques, bouleversement des hiérarchies sociales, tout cela le conduit - avec d’autres - à essayer de penser l’Homme dans des termes nouveaux et d’imaginer les conditions nécessaires à un nouveau départ.
On est loin du didactisme ultérieur. Brecht n’a pas de théorie, il ne sait pas où ses pas le conduisent. Il pose une hypothèse de départ et suit ses développements. Comme s’il reprenait le personnage de Kragler à la fin de Tambours dans la nuit. Kragler abandonnait les rangs des révolutionnaires spartakistes en train de se faire massacrer et réintégrait avec sa fiancée le cocon petit-bourgeois. Galy Gay sort de chez lui un beau matin pour faire les courses, laissant madame à la maison. Et le petit bonhomme de rien du tout, après une certaine rencontre et toute une série de métamorphoses et d’épreuves, se transforme en un chef de guerre accompli. Transformation peut-être moralement critiquable, mais très avantageuse du point de vue de l’intéressé. Cette issue n’a pas manqué d’embarrasser Brecht. Que cette capacité à changer soit positive est pour lui un postulat, sinon un dogme. Mais changer pour devenir un tueur ?… Brecht reviendra sur la pièce à plusieurs reprises, atténuant la métamorphose en tueur sans la supprimer. Son explication : la capacité de transformation de Galy Gay (de l’Homme) est une force potentiellement révolutionnaire, un dépassement de l’individualisme petit-bourgeois, un gain pour l’individu et pour la collectivité si cette transformation s’accomplit au sein d’un collectif « positif ».
Notre génération a elle aussi rêvé de cet homme nouveau qui n’est jamais, nulle part advenu. Et aux ruines de l’humanisme bourgeois sont venues s’ajouter celles de l’humanisme communiste. Le « vieil homme » est de retour comme jamais, l’obscurantisme religieux revendique avec sa visibilité une respectabilité et une reconnaissance publique, l’insécurité économique et sociale fait retour dans nos sociétés privilégiées, les inégalités de revenus sont de nouveau celles qui existaient avant 1914, l’Homme paraît indécrottablement voué à la répétition.
Dans ce contexte, il nous a semblé utile de revenir à cette expérimentation théâtrale d’un jeune homme du début de l’autre siècle, pour reprendre avec son aide, et dans l’incertitude, un chantier toujours ouvert.
Michèle Raoul-Davis, janvier 2004
Le texte du spectacle est disponible aux Editions de l'Arche, sous le titre Homme pour homme.
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