Shakespeare selon Valère Novarina
La pièce
Pleins feux sur Falstafe
Pourquoi Falstafe d’après Henri IV de Shakespeare, texte de Valère Novarina ?
A propos de Falstafe d’après Henri IV de Shakespeare de Valère Novarina
Baptême comique
Valère Novarina a écrit Falstafe en 1975 à partir des première et deuxième parties d’Henri IV. Cela fait déjà plusieurs années que Claude Buchvald s’emploie avec succès à faire entendre le style inimitable de l’écrivain Novarina, L’Opérette imaginaire, etc. Son goût pour les acrobaties verbales et les débordements de la langue l’a aussi conduite à porter au théâtre l’œuvre de Rabelais.
Voilà à présent qu’elle se penche sur un autre versant moins connu du travail de Valère Novarina avec cette version d’un grand classique du théâtre, rendue dans une écriture redoutablement charnelle. Économie de la langue, vivacité du trait, puissance organique de la phrase, Falstafe selon Novarina a tout pour enchanter par sa faconde heureuse qui renoue à sa manière avec l’esprit élisabéthain.
La pièce s’ouvre sur un cercueil que l’on traîne. C’est celui du souverain déchu Richard II qui vient d’être assassiné et que l’on présente au roi Henri IV d’Angleterre. Il ne l’aimait guère, mais en veut aussitôt à l’assassin qui n’avait fait pourtant qu’obéir à ses ordres : « Quand il vivait, je souhaitais sa mort ; assassiné je l’aime, et déteste son meurtrier ». Comme quoi, il faut se méfier des caprices des puissants.
Cependant, il y en a un qui ne se méfie pas dans cette histoire, c’est son fils, le jeune prince Henri, héritier de la couronne. Les affaires du royaume ne le préoccupent guère, il préfère prendre du bon temps attablé dans des tavernes en compagnie du vieux brigand qu’est Falstafe ainsi que de toute une bande de joyeux filous prompts à trousser le jupon et à délester les étourdis de leurs économies. Cette ambiance enjouée et insouciante ne saurait cependant occulter les enjeux autrement sérieux du pouvoir. Car tout cela se déroule quand même sur fond d’assassinat et de luttes sanglantes. Voilà en tout cas une bonne occasion d’apprécier Shakespeare sous son aspect le plus truculent.
HLT
« Arrière laisse-nous terminer la pièce ! J’ai encore beaucoup à dire de la fureur de ce Falstafe ! Harry ne prend jamais l’or véritable pour du plomb vil. Tu es profondément fou sans en avoir l’air ». (Falstafe in Scène V, éditions P.O.L)
La première phrase de la pièce est : « On traîne un cercueil ».
Tout commence dans le palais, en une très courte scène, par le cadavre exposé d’un souverain déchu et assassiné, Richard II, et présenté au roi Henri IV d’Angleterre qui ne l’aimait guère…
De son côté, son fils, le Prince Henri, héritier de la couronne, étranger à la sinistre politique du royaume, vit de taverne en taverne ses derniers moments de débauche auprès du vieux Sir John Falstafe, superbe truand à la verve intarissable : amateur à l’excès des plaisirs de la terre, il a grandement initié le jeune homme à toutes les filouteries (et bien sûr à l’art de l’acteur…). Tandis que complots et périls rôdent à la cour, (où nous sommes transportés en de brefs moments très intenses), ce couple inséparable d’étranges compagnons, accompagné d’une joyeuse bande d’énergumènes tire profit jusqu’à la lie, de tout ce qui passe : bourses et jupons, en une comédie hilarante qui occupe la majeure partie de la pièce.
Mais la guerre éclate. Et contre toute attente, le roi Henri IV, au bord de la mort, sera secouru par ce fils qu’il croyait indigne, et qui va enfin révéler ses qualités de prince «loyal et valeureux». Il remportera la victoire contre les insurgés, et tournera soudain le dos à sa vie de turpitudes.
Avant d’expirer, le roi s’en remet à ce fils retrouvé. Alors le jour du couronnement, contre toute attente, le jeune souverain commande d’emprisonner Falstafe ; et traite ainsi, sans faillir, tous ses anciens acolytes, femmes comprises.
Comme dans La vie est un songe de Pedro Calderón, tout se retourne subitement à la fin, en deux pages à peine, et on ne sait plus si c’est un mauvais rêve, ou un cauchemar en vrai qui s’empare du monde (alors que d’une certaine façon tout finit bien, sauf pour notre triste sire, le pauvre Falstafe !). Un sentiment terrible de cruauté vous laisse la bouche sèche, et il n’y a plus de mots pour terminer la pièce, sinon la dernière phrase du Grand Juge répondant à la stupéfaction de Falstafe apprenant son arrestation : «Seigneur l’ordre est donné ».
Eh oui, tout rentre dans l’ordre ! Mais lequel ? Les trompettes sonnent un nouveau règne, mais la fête est finie. Le fils s’est réconcilié avec le père, Henri V succède à Henri IV, comme il se doit, et hérite par là même d’un passé sanglant de conquêtes, et de pouvoir à demi usurpé… L’enfance est enterrée. La rigueur et la force ne font pas bon ménage avec l’insouciance et la joie. Le vieux Falstafe qui nous a fait rire aux éclats, et auquel nous nous sommes tant attachés, peut crever : la pièce a été jouée, laissant place aux effigies et aux étendards pour que l’Histoire fasse œuvre.
Claude Buchvald
Falstafe :
- « Non, mon bon Seigneur, bannissez Pistole, bannissez Bardolphe, bannissez Ned, mais pour le cher Jack Falstafe, l’aimable Jack Falstafe, le bon Jack Falstafe, le doux Jack Falstafe, l’agile Jack Falstafe, l’ardent Jack Falstafe, le vaillant Jack Falstafe, d’autant plus vaillant qu’il est le vieux Jack Falstafe, ne le bannissez pas de la société de votre Harry, ne le bannissez jamais, car bannir le gros Falstafe, c’est bannir le monde entier ! »
Le Prince :
- « Je le bannis, je le veux. »
in Scène V, éditions P.O.L.
Pour s’attaquer à une œuvre d’une telle envergure, il fallait trouver une bande d’acteurs prêts à en découdre avec la langue de Shakespeare revisitée par Valère Novarina ; pleins d’un désir de vigueur, et décidés à affronter, à voir, à toucher dans ce grand théâtre du monde la réalité la plus crue, toujours actuelle : celle des guerres, des trahisons, des impératifs politiques, des petites et des grandes misères, des joies et des peurs, des délices et des infamies, présentes dans le jaillissement de chaque scène… Nous y sommes en plein.
Dans la figure du prince, notre jeunesse insolente va se perdre un moment dans le désordre avec de burlesques compagnons menés par le plus éloquent d’entre eux, le grandiose Jack Falstafe, doué d’une vie si intense qu’elle déborde de partout du théâtre qui lui a donné naissance, et qui en reste comme étonné et marqué à jamais.
Une troupe s’est constituée, de quatorze acteurs, et j’ose dire qu’elle est splendide ! Le Prince, c’est Mathieu Genet. Falstafe, c’est Gilles Privat. Le roi, c’est Jacques Bailliart. L’hôtesse, Christine Vézinet-Crombecque.
Ils ont agrandi la compagnie de fidèles acteurs avec qui nous travaillons depuis l’origine, dont Claude Merlin, Didier Dugast et Jean-François La Bouverie, les plus anciens. Il y a ceux aussi qui nous ont rejoints de spectacle en spectacle. Et c’est maintenant aussi avec de tous jeunes gens que nous allons enjamber le plateau impressionnant du Théâtre National de Chaillot… Pendant des mois, plusieurs générations vont arpenter de nuit et de jour les tavernes, et les champs de batailles jusqu’à ce que l’Histoire l’emporte dans son âpre cruauté et que la lumière s’éteigne sur le théâtre avec la joie anéantie du pauvre Jack Falstafe.
C’est parfois en chansons qu’ils nous raconteront leurs émois et leurs bravades. Et c’est décidemment avec la rage au cœur et la joie à plein gosier qu’ils nous feront entendre la très burlesque épopée de Falstafe et son terrible bannissement.
Claude Buchvald
Falstafe s’est imposé à moi dès la première lecture, il y a cinq ans. Et puis en comptant les personnages, j’ai eu peur de ne pas trouver les moyens de le faire. Alors je me suis lancée dans Rabelais, puis tout dernièrement dans Homère. Et maintenant, c’est décidé, je le ferai coûte que coûte ce Falstafe. Sa place est sur un théâtre absolument, et maintenant, très vite! Parce que ça raisonne étrangement aujourd’hui sur le macadam du globe…
Valère Novarina l’a écrit, en 1975, à partir d’Henri IV de Shakespeare, 1 ère et 2 ème parties, (à la demande de Marcel Maréchal, qui l’a créé la même année au Théâtre du Gymnase).
Il en a tiré le suc jusqu’à la moelle, terminant brutalement la pièce sans rachat possible pour notre cher John Falstafe qui n’en croit pas ses oreilles.
Shakespeare est là, non pas traduit, mais très librement adapté, et ressurgi tout vif de la langue française ; celle de Valère Novarina en l’occurrence, respirée, rythmique, tournoyante, essorée vigoureusement de toute littérature excédentaire. Elle vous prend par les pieds, et ne vous lâche plus ; elle danse, elle chavire ; elle est véritablement jaillie des planches. Elle procède par saccades comiques, et vous saisit à la gorge quand on ne s’y attend pas, parce que décidément comme il est chanté très fort, le couteau à la main, dans L’Opérette imaginaire, (du même auteur) : « L’homme n’est pas bon, non de non ! Ah que non, l’homme n’est pas bon… ». Sauf peut-être ce vieux Falstafe, fait de la chair même du théâtre, génial bouffon de pure vitalité et d’intelligence qui se joue de toutes règles établies avec une belle candeur!
Et cette joie indéfectible qui court dessous et qui grogne dans les nerfs et le sang des paroles, nous permet de traverser le pire, tout en nous donnant la force d’en témoigner.
Avec les acteurs, nous avons déjà vécu d’autres turbulentes épopées au côté de Panurge, tout droit sorti de la tête de François Rabelais, et aussi des splendides Ubu d’Alfred Jarry. Il ne nous manquait que Falstafe pour compléter cette bande de gredins qui ont fait exploser tous les vieux décors, et bouleversé l’entendement jusqu’à changer radicalement nos angles de vue.
Et si Falstafe est brutalement abandonné par son jeune compagnon, tant aimé, devenu souverain du royaume, c’est sans doute dans l’ordre des choses : pour devenir roi, le prince se dépouille de lui-même, et jette aussi avec la peau de Falstafe celle de sa jeunesse définitivement ensevelie.
Seul Falstafe, jusqu’à la fin, grandira en enfance sans désemparer. C’est cette magnifique prouesse qui fait la force du théâtre, et pourquoi nous voulons qu’il ait encore et encore son mot à dire aux humains que nous sommes.
Claude Buchvald
Tout au long du Falstafe que Valère Novarina a extrait de l’œuvre shakespearienne, il semble qu’on entende retentir un glas. Et l’on se souvient que le scénario d’Orson Welles s’intitulait Carillons de minuit (Chimes at Midnight ) et qu’il tournait tout entier autour d’une scène-pivot : le dialogue entre Falstaff et le juge Shallow, baignant dans un crépuscule qui s’étendait sur tout le film.
À quelle aube assassinée renvoie ce crépuscule ? Qu’est-ce que ce glas fait sonner et résonner en nous ? La voix qui annonça que « le grand Pan est mort » fait-elle ici retour ? S’est-elle jamais tue ?
C’est bien d’une annonce de ce genre que vibre tout le corps de la pièce Falstafe. Et tout le corps du vieux Falstafe.
Car Falstafe est vieux (Et le monde, au XVI ème siècle prenait-il soudain conscience de sa vieillesse ?). Falstafe est vieux, mais il refuse de l’être. Il ne se soumet pas à la règle commune. Celle qui dit avec insistance que l’enfant doit mourir avec l’enfance en chacun de nous pour laisser place à un nouveau venu : l’homme adulte « responsable ». Plus que n’importe quel interdit, fût-ce celui de l’inceste, c’est là la norme sur laquelle pourront se fonder toutes nos lois. Elle garantit l’ordre de l’univers, à tout le moins dans sa conception moderne. En elle reposent les « civilisations ». Son double versant biologique et symbolique lui donne droit de régir l’organisation sociale et politique.
Or Falstafe s’insurge. Il refuse d’entendre le glas qui bourdonne à nos oreilles le sacrifice toujours à consommer de l’enfant. Il proclame que l’enfant Isaac, ou l’enfant Falstafe, n’ira pas sur l’autel.
Conduite scandaleuse. Elle détraque la marche du monde. Elle se met radicalement hors la loi. Laissant libre cours au jeu primitif et joyeux des pulsions, elle rend impossible l’exercice des pouvoirs et revêt la figure même de la subversion.
Figure qui porte un nom : Bouffon. Le Bouffon expose à nos yeux la perpétuation illégitime et sans limites du règne de l’enfant. Il ne voit pas ce que nous voyons : que l’enfant n’est déjà plus. Si bien qu’il ne fait que rejouer et prolonger interminablement un meurtre qu’il dénie d’autant plus facilement qu’il est sans cadavre. Déni qui ne fait que rendre l’acteur encore plus comique. Et plus inévitable sa chute. Nous rions et applaudissons car nous l’avons mandaté pour cette monstration. Plus tard nous brûlerons Carnaval.
En général, le clown cache son jeu. Il a passé accord avec son public. Il camoufle ou désamorce sa chute sous les oripeaux ou les gags habiles. Il joue, car, précisément, jouer c’est cacher son jeu.
Que va-t-il se passer s’il est sincère ? S’il confond l’estrade avec le réel ? C’est le sujet du Falstafe . Alors la scène comique se déchire et découvre son envers. Une voix (la même qui annonçait que le grand Pan est mort ?) vient clamer à nos oreilles : le comique est tragique !
Et l’acteur comique se présente à nous, marqué d’un visible stigmate. Et il chute pour de bon, dans sa chute entraînant l’homme tout entier, ou plutôt lui dévoilant la chute qui l’a fait homme.
Le Falstafe se déploie tout entier en un lieu et un temps donnés : pendant la chute. De là sa force singulière et sa place à part dans le répertoire des œuvres. Les plus nombreuses en effet font état d’un monde après la chute : champ de conflits abominables ou dérisoires, tantôt tragédie, tantôt comédie. D’autres, plus rares et plus secrètes, restaurent jusque dans le mal une sorte de pureté virginale d’avant la chute (par exemple : Robert Walser, Maurice Fourré, Theodore Francis Powys, ...).
Falstafe fait véritablement exception.
Claude Merlin
Le comique est la seule émotion qui se voit. Le rire surgit lorsque c’est au corps du spectateur de résoudre ce qui est déchiré. Par éclair, le rire est comme une pensée du corps dans un grand état d’alerte et de sauve-qui-peut mental ; c’est une activité neuronale rapidissime, fulgurante, une course par tous les raccourcis et un souvenir de tout. Un éveil et un branle-bas de combat des facultés de l’être tout entier. Il vivifie.
Humour et comique sont à l’opposé. L’humour établit une connivence et relie, le comique coupe les ponts, ouvre les gouffres ; l’un lie, l’autre libère : le premier nous agite de ricanements complices, le second nous abîme dans le rire. Le rire est un spasme respiratoire qui nous permet de ne pas mourir de contradictions : il touche les limites de la raison, éprouve la fin du langage, tombe et s’agenouille devant le paradoxe, reconnaît les limites de l’esprit humain. Thérapeutique : il soigne, il nous lave, il renouvelle soudain les forces psychiques… Le comique déroute, établit d’autres jonctions, coupe l’ancien chemin, trouve le raccourci, opère des courts-circuits, lie le réel autrement, noue le langage à l’envers et à travers les murs. Il vient mettre à vif les plus grandes tensions de la pensée et en ce sens il est un exercice spirituel.
Extrait du chapitre « L’esprit respire » in Lumières du corps de Valère Novarina, - éditions P.O.L., 2006
16, place Stalingrad 92150 Suresnes
Navette gratuite Paris - Suresnes : Une navette est mise à votre disposition (dans la limite des places disponibles) pour vous rendre aux représentations du Théâtre.
Départ de cette navette 1h précise avant l’heure de la représentation (ex. : départ à 19h30 pour une représentation à 20h30), avenue Hoche (entre la rue de Tilsitt et la place Charles de Gaulle-Étoile), du côté des numéros pairs. À proximité de la gare Suresnes-Longchamp (Tram 2), la navette peut marquer un arrêt sur le boulevard Henri-Sellier (à l’arrêt des bus 144 et 244 (direction Rueil-Malmaison), 25 minutes environ avant la représentation. Faites signe au chauffeur.
La navette repart pour Paris environ 10 minutes après la fin de la représentation, et dessert, à la demande, l’arrêt Suresnes-Longchamp, jusqu’à son terminus place Charles de Gaulle-Étoile.