« Quatre actes, un paysage (une vue sur un lac) ; beaucoup de discours sur la littérature, peu d'action, cinq tonnes d'amour » : ainsi Tchekhov présentait-il La Mouette, échec désastreux à sa création avant son triomphe, mise en scène par Stanislavski au Théâtre d’Art de Moscou, dont elle est devenue l’emblème.
130 ans ont passé et la pièce, certainement la plus jouée de l’œuvre de l’auteur, est sans cesse reprise, traduite, adaptée. C’est dans la tradition d’une réappropriation permanente des grands textes que se situe Elsa Granat, abordant les « classiques » en s’intéressant à leur capacité à toucher un public contemporain.
Nouvelle artiste associée du Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis, où elle présentera en septembre 2024 sa prochaine création, elle envisage sa Mouette en lien avec la dimension historique de la Salle Richelieu, puisant dans la propre mémoire théâtrale des acteurs et des actrices la richesse d’incarnation des personnages de Tchekhov.
Sa pièce s’ouvre sur le passé d’Arkadina, comédienne solaire qui compte parmi les rares figures féminines créatrices dans le répertoire. On la découvrira à ses débuts, au travail, vouée à son art sous les yeux du jeune Tréplev, son fils dont elle rejette aujourd’hui les velléités d’impulser un théâtre nouveau. Arkadina est une mouette accomplie, double de Nina à l’orée de sa carrière, dont Tréplev est épris mais qui aime Trigorine, l’amant d’Arkadina... Les relations en jeu dans la petite communauté réunie à la campagne, assommée par l’ennui de la villégiature, seront ainsi dépliées selon des angles multiples, à la lumière de la question centrale pour la metteuse en scène : « Pour s’accomplir soi, faut-il créer tant de chagrin ? »
« Servie par la beauté de son interprétation et de sa scénographie, Une mouette, mis en scène par Elsa Granat, semble approfondir et assombrir le texte de Tchekhov. » La Terrasse
« Ce qui m’intéresse, c’est de placer le désir de créativité des personnages au centre de l’œuvre. J’ai pour cela souhaité l’éclairer davantage par le regard des femmes. Je pense à Clytemnestre perçue selon les époques comme la pire des épouses et des traitresses ou comme une femme libre. En disant qu’il en va de même pour les personnages féminins de Tchekhov, j’avance qu’il est temps de considérer que cet auteur est devenu un grand classique – avec la distance possible que cela induit. Ainsi, j’aimerais raconter avec cette pièce l’affranchissement des femmes à travers la création, qui n’est pas tant abordé dans le répertoire. Le spectacle sera donc composé de La Mouette, à laquelle j’ajoute ce que j’appelle un préquel, une « ouverture d’imaginaire » : j’ai rêvé à ce qu’a pu être le parcours d’Arkadina avant qu’elle ne devienne la grande actrice que l’on découvre dans la pièce de Tchekhov, ce qui éclaire la place centrale de sa personnalité solaire. L’enjeu est ici de faire ressortir que selon l’endroit où l’on place les projecteurs, on voit des destins s’affranchir. Je pense en premier lieu à celui d’Arkadina, personnage d’une liberté absolue qui s’est nourri de sa condition de femme et de mère pour mieux s’accomplir, s’affirmer dans son art (même si elle ne s’en rend pas immédiatement compte !). Je pense également à Nina qui est paradoxalement la personnalité de la pièce qui s’accomplit entièrement. Elle rencontre la « vraie vie » au sens où Tchekhov l’entendait, en parvenant à s’affranchir des illusions. Nina est la seule à se confronter pleinement à la réalité, à s’extraire des convictions abstraites de ce que devrait être l’art, de sa propre place en tant qu’artiste. Tout me semble encore possible pour elle, après les drames vécus. »
Elsa Granat
Place Colette 75001 Paris